Il y a un an, le 26 février 2023, un bateau faisait naufrage au large de l'Italie et 94 personnes mourraient noyées à 150 mètres d'une plage de Calabre. Originaires pour la plupart d'Afghanistan et de Syrie, les 190 migrants à bord avaient payé quelque 9000 euros par tête pour ce voyage qui devait les mener de Turquie jusqu'à l'Union européenne.
Or, qu'importe le naufrage, cette cargaison humaine a rapporté environ 1,7 million d'euros aux trafiquants. "Les passeurs avaient déjà pris l'argent de tous les passagers. Ils sont très puissants", note Mojtaba Rezapourmoghaddam, survivant du naufrage qui a lui-même payé 9200 euros pour la traversée.
"Les passeurs entassent autant de monde que possible à l'intérieur des embarcations", explique Sergio Di Dato, coordinateur de Médecins sans frontières en Calabre.
"Les voiliers qui arrivent ici ont en moyenne 140 personnes à bord. Les passagers restent assis dans la cale pendant cinq ou six jours, sans accès aux toilettes, en mangeant des biscuits, des snacks et en buvant de l'eau. C'est encore pire lorsqu'ils voyagent sur de grands bateaux, où jusqu'à 600 personnes peuvent se trouver à bord", détaille-t-il.
Une telle cargaison humaine peut rapporter jusqu'à 5 millions d'euros aux trafiquants.
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Istanbul comme plaque tournante
De nombreux passagers de ces embarcations sont partis de Turquie. "A Istanbul, il y a un quartier qui s'appelle Zeytinburnu, où tous les habitants connaissent les passeurs, raconte Mojtaba Rezapourmoghaddam. C'est très facile, vous allez chez eux et leur demandez de partir pour l'Europe. Les passeurs vous proposent plusieurs options et divers prix et ensuite, on attend le départ."
Avec les 190 autres passagers, il a ensuite été transporté par les trafiquants jusqu'à la mer dans deux camions bâchés. "On est passé sans problème."
Pour en avoir le cœur net, équipée de caméras cachées, l'équipe de Temps Présent est partie en quête d'un passeur à Istanbul. Il ne lui a fallu que 30 minutes pour en trouver un.
La police? Tout est arrangé, on leur donne de l'argent à tous
"Combien tu prends jusqu'en Serbie?" lui demande le journaliste. "Par personne, jusqu'en Serbie, cela coûte 3500 euros, répond le passeur. Mais la meilleure route, c'est celle de l'Italie. Tu montes dans le bateau, tranquille, et tu y vas. Ce sont des voiliers et ça coûte 8000 euros. Depuis ici, on vous fait monter dans un camion et on vous emmène directement au bateau." Lorsque Temps Présent lui demande s'il ne craint pas les policiers sur la route, le trafiquant répond: "Non, sois tranquille, c'est tout arrangé. On leur donne de l'argent à tous".
Le système est bien rodé. Les migrants versent leur argent cash à des "sarafis", des intermédiaires financiers ayant pignon sur rue dans la ville turque. Une fois arrivés en Europe, les migrants doivent les appeler pour qu'ils transfèrent leur argent aux passeurs. Mais, comme cela a été le cas en Italie, des trafiquants s'approprient parfois l'argent des personnes décédées en mer.
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"Passeurs par milliers"
Par téléphone, Temps Présent a également interviewé un passeur actif sur la route terrestre des Balkans. "Il n'y en a pas un ou deux, pas dix ou cent, il y a des milliers de passeurs qui sommeillent dans chaque lieu! C'est un grand système. Il y a même des gars qui gagnent 100'000 dollars par jour", explique-t-il.
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Le trafiquant ajoute qu'il fait entrer de 200 à 500 personnes dans l'Union européenne chaque mois en payant parfois les forces de l'ordre de certains pays. "Si l'Europe voulait vraiment que personne ne passe, pas un seul mec ne passerait… Tout ça, c'est un grand business!"
A Genève, Nasir Andisha, ambassadeur dissident d'Afghanistan, se désole de la situation: "Les migrants vont continuer à arriver. Et qui en profitera? Les passeurs et les personnes corrompues au sein du système. Regardez ce qui se passe, regardez les gens qui sont morts, regardez notre situation, regardez la misère totale dans laquelle nous nous trouvons tous!"
Anne-Frédérique Widmann et Karim Amin