Mardi, Sergueï Lavrov avait rencontré Ignazio Cassis à New York. Le conseiller fédéral lui avait alors proposé ses services de médiateur pour discuter de la tenue d’un Sommet pour la paix en Ukraine à Genève.
C'est le président ukrainien Volodymyr Zelensky qui est à l'origine de cette idée. Il l'avait soumise au chef de la diplomatie suisse lors de sa visite à Berne il y a dix jours. Pour Ignazio Cassis, cette rencontre doit toutefois obligatoirement se faire avec la Russie.
Mais Sergueï Lavrov a adressé une fin de non-recevoir à la Suisse, doutant de sa neutralité et la soupçonnant même de "russophobie". "J'ai rencontré le ministre des Affaires étrangères suisse. Il essayait de me convaincre qu'ils pouvaient faire comme avant, qu'ils peuvent être des médiateurs dans n'importe quel processus. Et j'ai essayé de leur expliquer que le médiateur devait être impartial et neutre", a indiqué le chef de la diplomatie russe.
"Pas une surprise"
Cette réaction de la Russie ne surprend pas outre mesure à Berne. "La Russie avait déjà qualifié la Suisse comme étant dans le camp occidental, proche des Ukrainiens", écrit Nicolas Bideau, le chef de la communication du Département fédéral des affaires étrangères, à la RTS. "Ce qui nous intéressait, c'était d'entendre la Russie, et Sergueï Lavrov notamment, sur sa perception d'une voie possible vers la paix. Et ça a eu lieu", poursuit le porte-parole.
Selon lui, ce n'est pas un échec non plus pour la Suisse. "On s'est engagé à faire une analyse et donc à écouter la Russie, écouter aussi les grands pays des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud). (...) Ce qui nous importe, c'est de faire un bilan pour voir quelles sont les voies possibles vers la paix. C'est à cela que l'on s'est engagé auprès de l'Ukraine."
Des discussions sont prévues prochainement en ce sens avec l'Inde, la Chine ainsi que le Brésil. "On va aller le plus vite possible, mais il faut construire quelque chose qui tienne la route", note encore le porte-parole du DFAE.
La neutralité mise en doute
La semaine dernière, Moscou avait déjà rejeté le scénario d'un Sommet mondial de la paix en Ukraine. Aux yeux de Moscou, Berne a pris fait et cause pour l'Ukraine, car depuis le début du conflit en février 2022, la Suisse a repris à son compte les différents régimes de sanctions contre la Russie.
Berne est "du côté du droit", avait rétorqué de son côté la présidente de la Confédération Viola Amherd après ces reproches. "La Russie ne sera probablement pas présente, mais nous cherchons la discussion avec tous les autres", a aussi affirmé la Valaisanne à la Schweiz am Wochenende parue samedi.
"La Suisse parle avec tout le monde. On m'a signalé à plusieurs reprises ces derniers jours à quel point c'est important et à quel point tout le monde est content que quelqu'un puisse parler avec tout le monde. Les canaux de communication existent et ils sont ouverts", avait conclu Viola Amherd.
Une annonce prématurée, selon Micheline Calmy-Rey
Interrogée jeudi soir dans Forum, l'ancienne ministre des Affaires étrangères Micheline Calmy-Rey confirme qu'un éventuel Sommet pour la paix est "absolument impensable" sans la Russie. Et qu'il était peut-être un peu trop tôt pour faire de grandes annonces, que Moscou a parfaitement su exploiter pour nourrir sa ligne diplomatique.
Ignazio Cassis a été un peu téméraire de se jeter ainsi dans les bras de Sergueï Lavrov
"Ignazio Cassis a été un peu téméraire de se jeter ainsi dans les bras de Sergueï Lavrov qui, en diplomate chevronné, ne s'est pas privé d'exploiter la situation au maximum", sourit-elle. "Sergueï Lavrov est un diplomate qui connaît très bien la position de la Suisse et il sait très bien que la Suisse est restée neutre, même en appliquant les sanctions économiques", poursuit-elle. "On applique des sanctions économiques depuis les années 1990 quand elles sont décidées par les Nations unies." La Russie a donc joué "un peu un coup de théâtre. Et le jeu n'est pas fini, il commence", estime la Genevoise.
Selon Micheline Calmy-Rey, la Suisse n'a pas tort de vouloir organiser une éventuelle conférence pour la paix avec la Russie. Plutôt qu'un problème d'interlocuteur, elle identifie ainsi plutôt une erreur de temporalité dans ces annonces, même s'il était "difficile de faire autrement" dans cette situation.
Car cette possible conférence, ou sommet, s'inscrit dans une série de rendez-vous diplomatiques publics, qui ont été largement commentés par les médias. Or, habituellement, ces processus se font dans la confidentialité. "On a dû adapter la méthode et faire les choses un peu à l'envers", observe celle qui a longtemps dirigé la diplomatie helvétique.
Procéder par étapes
La diplomatique helvétique garde donc ses chances de pouvoir jouer un rôle dans ce conflit, estime-t-elle, mais la route est longue et elle devra procéder par étapes. "Si la Suisse veut jouer un autre rôle que celui d'hôtelier, si elle veut vraiment participer au menu des discussions, elle doit essayer d'attirer le plus possible d'Etats dans la préparation de ce sommet, et notamment des Etats qui sont proches de la Russie ou qui ont son oreille."
Il reste donc un "immense travail à faire" avant que la Russie puisse éventuellement accepter la Suisse comme médiatrice, souligne-t-elle, précisant encore que Berne ne sera, dans tous les cas, pas seule sur le dossier. "Et en diplomatie, une position de médiation n'est jamais acquise", prévient encore Micheline Calmy-Rey.
juma/jop
Les parlementaires jugent aussi ce refus russe "prévisible"
Le refus de la Russie de participer au Sommet pour la paix en Ukraine organisé par la Suisse ne laisse pas indifférent au sein de la Berne fédérale. Cette réaction est jugée "prévisible" par de nombreux élus.
L'UDC fribourgeois Pierre-André Page, par exemple, estime que le Conseil fédéral a fait preuve d’une grande naïveté: "Lorsque la Suisse a repris les sanctions de l’Union européenne à l’encontre de la Russie, elle perdu sa neutralité. Et c’est tout à fait logique que Moscou refuse de venir dans notre pays pour parler de paix."
"La neutralité, c'est toujours une question de perception par les autres", estime son collègue de parti Werner Salzman dans le 19h30. "Et en ce qui concerne la Suisse, la Russie a revu son analyse."
Nicolas Walder n'est pas d’accord. Pour le Vert genevois, la reprise des sanctions étaient nécessaires. D’ailleurs, le refus russe n’est pas forcément un échec: "Un Sommet pour la paix peut avoir lieu, même sans la Russie. Cela ne signifie pas qu’il accouchera d’un cessez-le-feu, mais cela peut être une première étape. La Suisse peut essayer d’avoir le soutien d’autres pays très importants comme l’Inde ou la Chine. Il faut trouver un large consensus pour contraindre la Russie à accepter certaines conditions, dont la souveraineté de l’Ukraine", estime le conseiller national.
Un optimisme qu’affiche également Laurent Wehrli. Le PLR vaudois défend son collègue de parti et chef des Affaires étrangères Ignazio Cassis, qui a rencontré Sergueï Lavrov mardi dernier: "Je note quand même que Monsieur Lavrov n’a pas renoncé à rencontrer Monsieur Cassis. Celui-ci a pu lui transmettre certaines choses, ce qui est déjà une étape. Je pense qu’on peut avoir une certaine fierté de la Suisse dans son rôle diplomatique et de bons offices."
Pas de volonté de paix pour le moment
Pour Jean-François Fayet, professeur d'histoire contemporaine à l'Université de Fribourg et spécialiste de la politique étrangère russe, les propos de Sergueï Lavrov s'inscrivent dans la continuité du ton adopté depuis deux ans par le Kremlin. "Et sur le fond, je n'ai pas l'impression qu'il y ait un changement radical d'attitude" vis-à-vis de la Suisse, estime-t-il.
Selon lui, la Suisse n'est pas au coeur du problème car à l'heure actuelle, les conditions ne sont pas réunies pour que la Russie ou l'Ukraine acceptent un processus de paix. "On peut supposer que tout à fait indépendamment de savoir qui serait le principal organisateur des pourparlers, la paix n'est pas encore un objectif de la Russie en ce moment. Il y a même une adaptation des objectifs de guerre", dit-il.