Malgré ses intimidations, "la Russie reste responsable sur le plan nucléaire" pour l'instant
En février 2023, Vladimir Poutine annonçait suspendre la participation de la Russie au traité New Start, dernier accord bilatéral liant la Russie et les Etats-Unis sur les questions de désarmement atomique. Fin mars, il a annoncé que Moscou allait déployer des armes nucléaires "tactiques" en Biélorussie.
Puis, début novembre, le dirigeant russe a validé le retrait de son pays du Traité d'interdiction des essais nucléaires (TICEN), qui interdit théoriquement les essais nucléaires (lire 1er encadré).
"La Russie a décidé de retrouver son entière liberté d'action dans la gestion de ses arsenaux nucléaires et balistiques", commente Bruno Tertrais, venu présenter son livre "Pax Atomica: Théorie, pratique et limites de la dissuasion" (lire 2e encadré) lundi dans l'émission Tout un monde de la RTS.
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Un symbole regrettable, pas une menace concrète
Ces décisions s'inscrivent dans une dynamique générale d'essoufflement des discours sur la non-prolifération des armes atomiques. Tandis que de nouveaux pays, comme la Corée du Nord ou l'Iran, aspirent au statut de puissance nucléaire, les traités de limitation tombent les uns après les autres. Sous la présidence Trump, les Etats-Unis sont sortis de deux accords majeurs contre ces armes de destruction massive.
Pour autant, d'après le directeur adjoint de la Fondation pour la Recherche Stratégique (FRS), un groupe de réflexion français, l'affaiblissement de ces traités de désarmement n'est pas anodin, mais ne change rien au risque concret. "C'est un symbole, un révélateur. (...) C'est regrettable, mais ça ne va pas changer la face du monde, ni accroître subitement le péril nucléaire", estime Bruno Tertrais.
Selon le politologue, l'heure n'est pas à une nouvelle course aux armements comme durant la Guerre froide. "Ni la Russie, ni les Etats-Unis n'en ont la volonté et la capacité." Les programmes d'armement de Vladimir Poutine ont surtout pour but de "redonner vigueur au complexe militaire russe" et d'impressionner les Occidentaux.
La Russie est totalement irresponsable en Ukraine; elle reste responsable sur le plan nucléaire.
Fin juillet, l'ancien président russe Dmitri Medvedev, actuellement vice-président du Conseil de sécurité de Russie, avait pourtant évoqué l'emploi de l’arme nucléaire, en dernier recours, en cas de réussite de la contre-offensive ukrainienne. Un discours alarmant également entendu dans la bouche de certains éditorialistes en Russie et ailleurs.
"On se trompe sur le discours nucléaire russe", tempère toutefois Bruno Tertrais. "Depuis le 24 février 2022, les quelques responsables russes habilités à parler de la bombe ont un discours tout à fait conforme à la doctrine russe de dissuasion, et pas du tout incendiaire. On voit d'ailleurs que la posture russe n'a pas changé. Il n'y a pas eu de mise en alerte générale, de mouvement d'armes nucléaires suspects, d'exercices plus nombreux ou différents de d'habitude", poursuit-il. "La Russie est totalement irresponsable en Ukraine; elle reste responsable sur le plan nucléaire."
Des exercices de "sensibilisation"?
S'il balaie un risque nucléaire imminent, le politologue considère cependant plus inquiétant, à long terme, que certaines personnes dans la société et les élites russes "parlent de l'arme nucléaire de manière totalement badine et légère".
Face à la prise de conscience du retour d'un véritable rapport de force militaire dans le monde par rapport aux dernières décennies, l'analyste souligne que peu de responsables politiques et militaires d'aujourd'hui ont connu la période de la Guerre froide. Il préconise donc un retour des exercices de mises en situation, de scénarios de crise dans lesquels les responsables des puissances nucléaires, mais aussi leurs alliés "feraient face à une crise nucléaire".
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"Ça se faisait beaucoup au temps de la Guerre froide, beaucoup moins maintenant. Je crois que ces jeux de guerre sont extrêmement utiles pour que [les dirigeants] prennent pleinement conscience du caractère inédit et terrifiant que serait une vraie crise nucléaire aujourd'hui", estime-t-il.
Propos recueillis par Eric Guevara-Frey
Texte web: Pierrik Jordan
Le TICEN, ce traité qui n'a jamais été appliqué
Établi en 1996, le Traité d'interdiction des essais nucléaires n'est jamais entré en vigueur, car plusieurs pays possédant des armes ou des installations nucléaires, dont les Etats-Unis, Israël, la Chine, l'Egypte ou l'Iran, ne l'ont jamais ratifié. La Russie l'avait quant à elle ratifié en 2000, à l'instar de la France et du Royaume-Uni, soit dix ans après le dernier test nucléaire de l'Union soviétique.
Le Parlement russe a voté la révocation de cette ratification le 17 octobre 2023.
Pour la Douma, il s'agissait de réparer une inégalité par rapport aux États-Unis, qui se sont désengagés des traités encadrant les armements nucléaires signés à la fin de la Guerre froide. Donald Trump, notamment, était sorti du traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire (FNI) en 2019, et du JCPOA sur le nucléaire iranien, menaçant directement l'objectif de non-prolifération.
"La dissuasion nucléaire", un outil radical pour garantir la "paix"?
Selon Bruno Tertrais, on doit à la dissuasion nucléaire "l'absence de conflit militaire direct entre grandes puissances depuis 1945, ce qui est assez exceptionnel au regard des siècles passés", estime-t-il, soulignant principalement sa dimension psychologique: "L'arme nucléaire fait peur, bien plus que tout autre moyen de destruction."
Ainsi, l'arme nucléaire est restée un repoussoir pour les dirigeants et les militaires. "Depuis 1945, on n'a jamais sérieusement envisagé d'employer cette arme, sauf à une ou deux occasions, notamment la crise de Cuba", rappelle-t-il.
Et pour l'expert, la guerre en Ukraine est un cas d'école de l'efficacité à double-tranchant de cette dissuasion. "L'arme nucléaire donne un degré de confiance, d'aisance, à un pays qui souhaite agresser son voisin", estime-t-il. Moscou n'aurait peut-être pas agi de la sorte si elle n'était pas une puissance nucléaire.
"Mais on voit aussi que la Russie a toujours respecté les frontières de l'Otan, sans doute parce que trois pays membres sont détenteurs de l'arme nucléaire. Donc le nucléaire est à la fois un élément qui permet à la Russie d'agir comme elle le fait, mais qui limite les risques d'escalade généralisée de ce conflit", développe-t-il.