Le renvoi des requérants d'asile de la Suisse vers la Croatie jugé inacceptable par les ONG
Deux cent six requérants d'asile ont été renvoyés vers la Croatie en 2023 pour que Zagreb traite leur demande de protection internationale. En cause: le système Dublin, qui implique que le premier pays par lequel un migrant transite est responsable de sa demande de protection. Un système que des ONG suisses dénoncent depuis 2022 à travers la campagne "Stop Dublin Croatie".
"J'étais menottée jusqu'à ce que l'avion atterrisse. J'étais terrifiée, c'était la première fois de ma vie que je passais avec les menottes comme ça, comme un malfaiteur", témoigne l'une des requérantes, qui souhaite rester anonyme.
Cette couturière burundaise a été renvoyée par la Suisse en avion de ligne entre Zurich et Zagreb l'année passée pour que la Croatie traite sa demande d'asile.
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"Terrifiée"
"Je venais de faire trois opérations, alors j'étais vraiment fragile. Ils m'ont réveillée à 4h30 du matin et m'ont emmenée à la police où j'ai été menottée", poursuit-elle. Elle raconte que ses bras étaient menottés à une ceinture ventrale, ce qui était douloureux alors qu'elle avait encore mal au ventre. Elle a demandé à la lui retirer, mais les policiers ont refusé, prétextant que c'était la procédure. "Moi ça m'a terrifiée parce que j'ai passé plus de cinq heures menottée!"
Tout juste libérée, cette requérante d'asile raconte s’être débrouillée seule pour se rendre au principal centre d’asile croate.
Le Ministère de l’Intérieur croate vise la transparence et a accordé une visite du centre, en travaux, à la RTS. Cet ancien hôtel est géré en collaboration avec la Croix-Rouge croate et Médecins du monde Belgique. Il est doté de quelques espaces de vie, comme une bibliothèque, une salle de jeux pour enfants et un atelier de bricolage.
Mais les espaces communs dépeuplés en ce mois de janvier calme sur le front migratoire contrastent avec les témoignages et vidéos du centre cet été. Trop nombreux pour les 600 places disponibles, les requérants d'asiles dormaient dans ces couloirs, sur des matelas à même le sol.
Par mail, le gouvernement reconnaît le surpeuplement, mais écrit: "Même durant la période la plus difficile, tout le monde a été correctement logé. Les familles, les enfants et les personnes vulnérables n’ont jamais été logés dans ces zones communes".
Ils ont dû fusiller en l'air pour nous disperser
Un autre requérant d'asile, lui aussi renvoyé de Suisse, raconte avoir eu un accident lors de sa rencontre avec la police croate, dans la forêt près de la frontière.
"Ils ont dû fusiller en l'air pour nous disperser et nous voir parce qu'on était trop nombreux (...) C'est là que j'ai eu un petit accident (...) Je me rappelle que c'est en sauvant un des petits enfants que je me suis blessé à l'épaule."
Une épaule qu'il devait opérer en Suisse selon ses dires, mais son traitement a été interrompu lors de son arrivée en Croatie.
Violences physiques
Sur le terrain, l’ONG Danish Refugee Coucil décompte 3323 refoulements de la Croatie vers la Bosnie en 2023. La moitié avec des violences physiques. Des observations partagées par Sara Kekuš, directrice de programme pour l’ONG Center for Peace Studies qui protège depuis plus de 20 ans les droits des migrants : "Depuis octobre, nous avons des témoignages de personnes qui ont été non seulement battues, mais aussi déshabillées jusqu'à leurs sous-vêtements et complètement trempées lorsqu'elles rentraient en Bosnie parce que la police les forçait à traverser la rivière Korana tout en les repoussant. Au cours des mois précédents, nous avons également eu connaissance de cas de harcèlement sexuel à l'encontre de femmes".
Mais le gouvernement s'en défend en écrivant: "La Croatie respecte complètement les standards européens. Nous avons une tolérance zéro pour toute action policière illégale. Nous l'avons clairement fait comprendre aux policiers à la frontière par des consignes écrites et des formations".
Un mécanisme indépendant de surveillance de la police croate y veille même depuis deux ans. Avec quand même un gros défaut pointé par l’ombudswoman croate, la surveillante des droits humains en Croatie: les contrôles sont annoncés en avance.
Manque de places
Pour Sara Kekuš, l'année 2023 a démontré l'incapacité du gouvernement à anticiper les crises: "On savait qu'on rejoindrait Schengen il y a des années. On savait aussi qu'il n'y avait que deux centres d'accueil pour les réfugiés, avec une capacité de 900 personnes, alors que près de 70'000 personnes ont demandé l'asile en 2023."
Son ONG estime que les pays européens ne devraient pas renvoyer des requérants d'asile vers la Croatie. A cause des conditions d'accueil, mais aussi des violences de la police croate à la frontière.
Le Ministère de l'Intérieur croate reconnaît que la pression migratoire a été "une mission très exigeante". Il indique rechercher un emplacement pour un nouveau centre d’asile, mais que "la procédure prend du temps. Il est important de s'assurer de la coopération et du consentement de la communauté locale, ce qui n'est malheureusement pas facile car, dans de nombreux cas, la communauté locale n'était pas favorable à l'ouverture du centre d'accueil dans sa région."
Manque de main d’oeuvre
Dans son rapport 2022, l’ombudswoman croate critique la longueur des procédures d’asile. Sa porte-parole, Ana Tretinjak, explique : "Actuellement, il faut compter environ un an pour que la procédure d’asile soit menée à bien, ce qui représente un délai important. Ce serait bien mieux si c’était plus court. En même temps, il s'agit d'une procédure très compliquée qui nécessite une attention particulière, car chaque détail peut être important pour l'issue de la procédure d’asile. "
L’ombudswoman recommande donc au gouvernement d’augmenter le nombre de fonctionnaires travaillant aux procédures d’asile. Mais ce n’est pas si simple: la Croatie dans son ensemble manque de main d’œuvre. Le Ministère de l’Intérieur précise qu’une quarantaine de postes sont actuellement vacants.
Reste le nombre de protections internationales accordées: 100 par année en moyenne depuis 2015. Et en 2023, 45 protections ont été accordées contre 90 refus et 6298 procédures suspendues, selon les chiffres du gouvernement.
Pour les autorités, cela s’explique car 97% des requérants d'asile ne font que transiter par la Croatie. Mais pour plusieurs ONG, c’est une preuve de plus que la Croatie n’est pas prête à recevoir les renvois Dublin. Quant aux requérants d’asile rencontrés, ce faible taux représente surtout une source de doute: la Croatie voudra-t-elle un jour d’eux? Plusieurs hésitent à reprendre la route, malgré les risques.
Sujet radio: Mathias Délétroz
Adaptation web: juma
"Le personnel chargé d’exécuter les renvois se comporte de manière professionnelle et respectueuse"
Interrogée dans le 12h30 de la RTS mercredi, la porte-parole du Secrétariat d'Etat au migration, Anne Césard, a indiqué que les menottes n'étaient pas imposées dans tous les cas aux requérants d'asile renvoyés.
"Ces mesures sont appliquées seulement si elles sont nécessaires et aussi longtemps qu'elles le sont." "Si une personne coopère, elle ne sera pas menottée, que ce soit sur un vol de ligne, comme sur un vol spécial", assure-t-elle.
Et d'ajouter: "La commission nationale de prévention de la torture contrôle ces opérations (...) et les accompagne (...) dans l'ensemble elle a observé que le personnel chargé d'exécuter des renvois se comportait de manière professionnelle et était respectueux des personnes à renvoyer". D'autant que, comme Anne Césard le note, il n'est pas question de renvoyer quelqu'un qui est gravement malade, si ça n'est pas possible. "On ne va pas faire quelque chose d'illégal".
Le Tribunal fédéral a confirmé que les transferts des requérants d'asile renvoyés de Suisse étaient possibles en Croatie, car elle est un "Etat de l'Union européenne, donc si elle ne respectait pas ses obligations en matière d'asile (...), la Commission européenne pourrait introduire une procédure pour violation de ses obligations. Et, en l'occurrence, elle ne l'a pas fait", assure encore l'invitée du 12h30.