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A Kharkiv, la tactique russe de fixation des forces ukrainiennes fonctionne

Un membre de la 13e Brigade opérationnelle de la Garde nationale d'Ukraine tire sur des troupes russes, dans la région de Kharkiv, le 21 mai 2024 (image d'illustration). [REUTERS - Valentyn Ogirenko]
Un membre de la 13e Brigade opérationnelle de la Garde nationale d'Ukraine tire sur des troupes russes, dans la région de Kharkiv, le 21 mai 2024 (image d'illustration). - [REUTERS - Valentyn Ogirenko]
Deux semaines après le début de l'offensive dans l'oblast de Kharkiv (nord-est), les troupes russes n'avancent quasiment plus. Mais pour stopper cette progression, Kiev a dû transférer des unités dans la région, une décision qui facilite le grignotage russe du territoire à d'autres endroits du front.

Lancée le 10 mai, l'offensive russe en direction de Kharkiv, deuxième plus grande ville d'Ukraine, a connu des avancées significatives. En une dizaine de jours, les forces du Kremlin, composées de 30'000 à 48'000 soldats selon les estimations, ont pu s'emparer de dizaines de localités et d'environ 180 km2 de territoires dans le nord-est de l'Ukraine.

Sans être fulgurante, cette progression a été sensiblement plus rapide qu'ailleurs sur la ligne de front. Selon des plans militaires récupérés par le journal The Economist, l'objectif russe aurait été de positionner en l'espace de 72 heures des troupes d'artillerie au niveau du village de Borschova, à une dizaine de kilomètres de Kharkiv, et d'encercler une partie de la ville en poussant l'effort jusqu'à la commune de Petchenihy (est de Kharkiv).

>> Revoir le reportage du 19h30 sur la fuite d'habitants de la ville de Kharkiv, dans le nord-est de l'Ukraine :

Face à l’offensive russe, des milliers d’habitants de Kharkiv abandonnent la ville
Face à l’offensive russe, des milliers d’habitants de Kharkiv abandonnent la ville / 19h30 / 2 min. / le 18 mai 2024

Pourtant, pour la plupart des experts, ces visées étaient irréalistes. Les troupes engagées dans l'offensive étaient en effet avant tout constituées de régiments de fusiliers, avec une présence limitée de véhicules. Or une avancée aussi profonde, rapide et durable aurait nécessité des unités mécanisées prêtes à exploiter les éventuelles brèches dans les lignes de défenses ukrainiennes.

D'un point de vue logistique, cette opération semblait également impossible. "Si Borschova aurait pu être capturée en 72 heures, Petchenihy se trouve à plus de 30 km de Voltchansk (ligne de front actuelle, ndlr). Organiser la logistique pour faire avancer les troupes sur une telle distance serait extrêmement difficile compte tenu des ressources dont disposent les Russes dans la zone. Actuellement, ils ont déjà des difficultés avec les lignes d'approvisionnement dans la région de Hlyboke, située à moins de 10 km de la frontière", résume Frontelligence Insight, une organisation spécialisée sur le conflit ukrainien et la recherche en sources ouvertes.

En rouge, les territoires pris par la Russie depuis le début de l'offensive du 10 mai. En vert, les territoires libérés par l'Ukraine depuis le début de la guerre. (données du 23 mai 2024). [https://deepstatemap.live - RTSinfo]
En rouge, les territoires pris par la Russie depuis le début de l'offensive du 10 mai. En vert, les territoires libérés par l'Ukraine depuis le début de la guerre. (données du 23 mai 2024). [https://deepstatemap.live - RTSinfo]

Plus globalement, les spécialistes militaires estiment depuis le début de cette offensive que les forces russes sont largement insuffisantes pour s'emparer de Kharkiv. Selon eux, l'opération russe a pour but, outre la création d'une zone tampon pour protéger la ville frontalière de Belgorod, de forcer les troupes ukrainiennes à quitter d'autres endroits du front.

>> Relire à ce propos : En se rapprochant de Kharkiv, l'armée russe pousse Kiev à un élargissement du front

La campagne aérienne et les bombes planantes

Si les forces ukrainiennes ont réussi à stopper l'hémorragie dans la région de Kharkiv, Kiev assurant même vendredi avoir "arrêté" complètement l'assaut russe, la deuxième ville d'Ukraine n'est pas pour le moins sanctuarisée.

>> Relire également à ce propos : Alors que les troupes russes se rapprochent de Kharkiv, les habitants essaient de continuer à vivre

Après avoir fait tourner à plein régime son artillerie sur des villages ukrainiens frontaliers de la région, poussant près de 11'000 personnes à évacuer, Moscou frappe également directement la capitale de l'oblast. Jeudi encore, les autorités ukrainiennes ont déploré la mort de sept personnes à Kharkiv.

Outre les missiles et les drones, Moscou utilise de plus en plus de "bombes planantes". Développées pendant la Première Guerre mondiale, ces bombes fonctionnent avec des ailerons et des systèmes de guidage relativement précis.

"Les Russes ont moins de missiles. Leurs stocks sont maintenant largement réduits. Ils compensent donc avec des énormes stocks de grosses bombes classiques, qu'ils peuvent guider grâce à des kits qu'ils installent sur elles", explique Cédric Mas, historien militaire, dans Le Collimateur, un podcast spécialisé dans les questions de défense.

Le site de bombardement d'une zone résidentielle à Kharkiv, le 22 mai 2024, où au moins dix personnes ont été blessées lors d'une attaque à la bombe planante, selon le maire de Kharkiv, Igor Terekhov. [KEYSTONE - SERGEY KOZLOV]
Le site de bombardement d'une zone résidentielle à Kharkiv, le 22 mai 2024, où au moins dix personnes ont été blessées lors d'une attaque à la bombe planante, selon le maire de Kharkiv. [KEYSTONE - SERGEY KOZLOV]

Pour Cédric Mas, le retour à cette campagne intensive de frappes aériennes à Kharkiv, mais également dans le reste de l'Ukraine, a deux objectifs: affaiblir le réseau électrique pour entraver la remontée en puissance de l'outil militaire ukrainien grâce à la reprise des livraisons occidentales et mobiliser les défenses antiaériennes ukrainiennes dans les villes pour qu'elles manquent dans d'autres endroits du front.

Produites en masse à des coûts relativement faibles, ces bombes planantes ont aussi l'avantage d'avoir une portée de 60 à 70 km. A Kharkiv, l'armée de l'air russe peut donc procéder à des frappes depuis son propre territoire sans être inquiétée. Une situation rendue également possible par l'interdiction des alliés de frapper le territoire de la Fédération de Russie avec du matériel occidental. Une position qui semble toutefois être en passe de changer.

Mercredi, le président de la commission des affaires étrangères de la Chambre des Représentants américaine Michael McCaul a ainsi expressément demandé à Antony Blinken de changer de politique et de permettre aux forces ukrainiennes d'utiliser des armes occidentales pour frapper en profondeur le territoire russe. "Nous n'avons pas approuvé des attaques en dehors de l'Ukraine, mais Kiev devra prendre ses propres décisions et je vais m'assurer qu'ils disposent de l'équipement nécessaire pour se défendre efficacement", a expliqué dans une réponse sibylline le chef de la diplomatie américaine.

Si ce changement de politique implicite venait à être confirmé, Kiev pourrait donc utiliser des armes occidentales à longue portée pour frapper des positions d'artillerie et des aérodromes en territoire russe. Un tournant qui pourrait entraver grandement le déluge de feu qui s'abat sur les villes ukrainiennes, notamment à Kharkiv.

Un lent grignotage

Bien qu'en proie à des bombardements fréquents, Kharkiv n'est donc pas en passe d'être conquise. En février 2022, lors des premières semaines de l'invasion, la deuxième ville d'Ukraine avait d'ailleurs déjà été bombardée de manière intensive sans pour autant s'effondrer.

Mais avec cette offensive, les Russes semblent toutefois avoir réussi à fixer des forces ukrainiennes sur un nouveau front, ce qui était d'après les analystes l'un des objectifs du Kremlin. "La stratégie du pot de miel russe visant à faire transférer latéralement des brigades au nord de Kharkiv a en partie réussi. L’armée ukrainienne a bougé les 93e brigade mécanisée, 36e de marine, deux brigades de la garde offensive et la 82e aéroportée (...) cela a modifié l’équilibre des forces dans le secteur d’arrivée, stoppant les Russes (à Kharkiv, ndlr) mais aussi dans le secteur de départ, Kramatorsk, où le grignotage russe a repris", résume sur X Macette Escortert, expert indépendant reconnu sur le conflit ukrainien.

La Russie a réussi au cours des derniers jours et semaines à remporter plusieurs succès tactiques, notamment sur le front est. [https://deepstatemap.live - RTSinfo]
La Russie a réussi au cours des derniers jours et semaines à remporter plusieurs succès tactiques, notamment sur le front est. [https://deepstatemap.live - RTSinfo]

Dans le détail, la Russie a revendiqué jeudi la capture de la petite localité d'Andriïvka, à une dizaine de kilomètres au sud de Bakhmout (oblast de Donetsk). Plus à l'est, Moscou a annoncé s'être emparé du village de Klichtchiïvka. Une information qui reste pour l'instant contestée mais qui, si elle venait à être confirmée, pourrait alléger la pression sur les troupes russes à Bakhmout et faciliter les opérations en direction de Tchassiv Yar.

A Tchassiv Yar justement, bastion ukrainien du Donbass, l'armée russe a également réussi certaines avancées en déployant notamment son infanterie en profondeur jusqu'au quartier de Kanal, au nord-est de la ville, sans réussir toutefois pour l'instant à y prendre pied de façon stable.

Pour rappel, la prise de Tchassiv Yar donnerait aux forces russes le contrôle des hauteurs dominantes de la région et exposerait plusieurs villes ukrainiennes utilisées comme centres logistiques militaires dans la région orientale de Donetsk.

>> Lire aussi : Tchassiv Yar, la chute annoncée d'un des derniers bastions ukrainiens de la région de Donetsk?

Plus au sud, des avancées russes ont également été constatées dans la région d'Ocheretyne et surtout de Krasnohorivka, où les assauts se sont multipliés à l'aide d'unités mécanisées. Si les gains sont pour l'instant minimes, le risque de perdre cette petite ville de l'oblast de Donetsk est jugée "élevé" par Frontelligence Insight.

Enfin, beaucoup plus au sud, le ministère russe de la Défense a revendiqué la semaine dernière la capture du village de Robotyne (oblast de Zaporijjia). Si la localité a peu d'importance stratégique, la victoire est hautement symbolique. La libération de Robotyne avait en effet été l'un des seuls succès de la contre-offensive ukrainienne de l'été 2023.

Ces multiples succès tactiques ne sont pas toujours la conséquence directe de l'offensive de Kharkiv. Mais le coulissement de troupes ukrainiennes vers le nord-est a sans doute facilité les opérations. Les résultats opérationnels russes sont toutefois encore maigres, mais les experts s'attendent à ce que l'offensive de Moscou culmine cet été.

La Russie dispose de réserves et de véhicules pour les offensives et il ne faut pas s'attendre à une prochaine réduction des assauts, malgré les pertes. L'ouverture d'un nouveau front au nord-ouest, dans l'oblast de Soumy, est notamment crainte.

Tristan Hertig

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