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A Pokrovsk, le risque d'un désastre opérationnel pour l'armée ukrainienne

Un militaire ukrainien marche dans un champ de tournesols à l'extérieur de la ville de Pokrovsk, le 13 août 2024 (image d'illustration). [REUTERS - Stringer]
Un militaire ukrainien marche dans un champ de tournesols à l'extérieur de la ville de Pokrovsk, le 13 août 2024 (image d'illustration). - [REUTERS - Stringer]
Depuis plus de trois semaines, la Russie peine à repousser l'incursion ukrainienne dans la région de Koursk. Pourtant, ce qui pourrait s'apparenter à un échec relève en réalité d'un choix stratégique. Moscou privilégie la prise de Pokrovsk, un nœud logistique vital pour l'armée ukrainienne dans le Donbass.

Le 6 août dernier, Moscou a été surpris par l'attaque ukrainienne transfrontalière dans la région de Koursk. Malgré les avertissements des services de renseignement, les autorités ont vraisemblablement sous-estimé l'offensive militaire en préparation.

>> Relire à ce sujet : A Koursk, les coulisses de l'opération ukrainienne secrète qui a déstabilisé la Russie

>> Revoir également le débat de Forum sur les conséquences de l'incursion ukrainienne dans la région de Koursk :

Forum des médias – Les conséquences de l’incursion ukrainienne à Koursk
Forum des médias – Les conséquences de l’incursion ukrainienne à Koursk / Forum / 14 min. / le 25 août 2024

Plus de trois semaines plus tard, le Kremlin se trouve toujours dans l'incapacité de repousser totalement les forces ukrainiennes, qui gardent le contrôle d'une centaine de localités de la région et plus de 1000 km2 de territoire.

Cependant, d'après une analyse réalisée par Janes, une entreprise de renseignement en sources ouvertes spécialisée sur les questions de défense, la parade russe est en train de se mettre en place. Des hélicoptères de combat ont été déployés, les frappes d'artillerie sur les positions ukrainiennes ont sensiblement augmenté et, selon Kiev, 30'000 soldats russes seraient désormais présents dans la région. Un nombre qui augmente chaque jour. D'après des responsables américains cités par le New York Times (NYT), il faudrait 50'000 soldats pour repousser entièrement l'armée ukrainienne hors de Russie.

>> Réécouter le reportage de La Matinale sur le danger que représentent les combats pour les centrales nucléaires :

La guerre entre la Russie et l’Ukraine met en danger les nombreuses centrales nucléaires de la région [KEYSTONE - SERGEI ILNITSKY]KEYSTONE - SERGEI ILNITSKY
La guerre entre la Russie et l’Ukraine met en danger les nombreuses centrales nucléaires de la région / La Matinale / 1 min. / le 28 août 2024

La Russie aurait sans doute pu repousser les forces ukrainiennes beaucoup plus rapidement, mais d'après les experts, elle a temporisé afin de ne pas fragiliser son offensive en cours dans l'oblast de Donetsk. Pour renforcer la région, le Kremlin a en effet essentiellement eu recours à des conscrits d'unités de réserves et n'a transféré des troupes qu'en provenance du front sud et nord-est de l'Ukraine.

>> Notre suivi des événements : Des mercenaires russes transférés du Burkina Faso à la région de Koursk

"Vladimir Poutine se concentre sur le Donbass et ne se soucie pas vraiment de Koursk pour le moment", résume auprès du NYT Onno Eichelsheim, chef d'état-major de la Défense néerlandaise. "L'objectif de l'offensive russe d'été est au moins de prendre possession de Pokrovsk", confirme le colonel Markus Reisner, qui dirige la planification et le management stratégique à l'académie militaire thérésienne, l'école d'officiers de l'armée fédérale autrichienne.

Evacuation et couvre-feu à Pokrovsk

A Pokrovsk (oblast de Donetsk, est de l'Ukraine), la situation est de plus en plus tendue. Les Russes sont à moins de dix kilomètres de la ville qui comptait 60'000 habitants avant la guerre. Désormais, seules 38'000 personnes y résideraient encore et les évacuations continuent. "Chaque jour, des trains partent de la gare pour Lviv (ouest) ou Rivne (ouest). La plupart des personnes qui partent sont des femmes et des enfants", décrit sur X Anton Gerachtchenko, ancien vice-ministre de l'Intérieur ukrainien.

"Dès le 2 septembre, les banques cesseront de fonctionner dans la ville et seuls les distributeurs de billets seront encore opérationnels. La plupart des centres commerciaux et des établissements de restauration et de services sont fermés ou se préparent à l'être. Un couvre-feu a aussi été imposé. Il n'est possible de se déplacer librement que de 11h00 à 15h00", ajoute-t-il.

Un nœud ferroviaire et routier stratégique

Pour les troupes russes, la prise de Pokrovsk serait un véritable succès stratégique. Jusqu'à sa capture au mois de février 2024, après des mois de combat extrêmement meurtriers, c'est la ville-forteresse d'Avdiivka, située à une soixantaine de kilomètres plus à l'est, qui protégeait les routes logistiques ukrainiennes.

>> Revoir le reportage du 19h30 sur la chute d'Avdiivka :

L’armée ukrainienne s’est retirée de la ville d’Avdiïvka dans l’est du pays pour des raisons stratégiques
L’armée ukrainienne s’est retirée de la ville d’Avdiïvka dans l’est du pays pour des raisons stratégiques / 19h30 / 2 min. / le 17 février 2024

Depuis cette conquête, la Russie a donc pu avancer, grignotant mois après mois du territoire, plus à l'ouest de l'oblast de Donetsk. Des avancées qui se sont d'ailleurs accélérées depuis le mois de juillet.

Désormais aux portes de Pokrovsk, la Russie pourrait infliger une défaite cinglante à Kiev, car la ville est devenue un centre logistique clé, qui permet de soutenir les forces ukrainiennes d'une longue ligne de front, allant de Vulhedar (sud) au nord de l'oblast de Donetsk.

La ville de Pokrovsk sert de plaque tournante à la logistique ukrainienne du sud au nord de l'oblast de Donetsk. [https://deepstatemap.live/ - RTSinfo]
La ville de Pokrovsk sert de plaque tournante à la logistique ukrainienne du sud au nord de l'oblast de Donetsk. [https://deepstatemap.live/ - RTSinfo]

Dans une longue analyse sur X, un ancien officier ukrainien, qui se fait appeler "Tatarigami", explique à l'aide de cartes que la ville est à la fois un carrefour ferroviaire et routier capital pour assurer le transport et la distribution de matériel.

L'expert rappelle qu'une seule autre ville permet de remplir cette fonction logistique: Kramatorsk, située plus au nord. Si la ville de 150'000 habitants apparaît pour l'instant à l'abri, les troupes russes avancent aussi dans sa direction, bien que difficilement, puisqu'elles sont bloquées depuis de longs mois un peu plus au sud, à Tchassiv Yar, l'un des derniers bastions ukrainiens.

>> Relire à ce propos : Tchassiv Yar, la chute annoncée d'un des derniers bastions ukrainiens de la région de Donetsk?

Pour Tatarigami, qui est également cofondateur de Frontelligence Insight, une organisation spécialisée sur le conflit ukrainien et la recherche en sources ouvertes, les forces russes ont réussi à avancer plus rapidement en direction de Pokrovsk au cours des derniers mois en raison d'un manque de ressources humaines côté ukrainien.

"Si les inquiétudes concernant le manque de fortifications derrière Avdiivka sont légitimes, le problème majeur est le manque de main-d'œuvre et d'unités pour les défendre. Quelle que soit la qualité de la construction des défenses, si elles ne sont dotées que de 10 à 20% de leur capacité, elles seront probablement perdues", analyse-t-il.

>> Revoir également les explications de Maurine Mercier sur la campagne de bombardement russe sur plusieurs villes d'Ukraine :

Maurine Mercier, correspondante de la RTS en Ukraine, fait le point sur les bombardements massifs de la Russie qui touchent les terres ukrainiennes depuis 48 heures
Maurine Mercier, correspondante de la RTS en Ukraine, fait le point sur les bombardements massifs de la Russie qui touchent les terres ukrainiennes depuis 48 heures / 19h30 / 1 min. / le 27 août 2024

L'ex-officier estime pourtant qu'il existe des solutions pour stabiliser la ligne de front. "L'Ukraine dispose de plusieurs options, notamment le déploiement de nouvelles brigades, le repositionnement des forces de Koursk et Kharkiv, ou la réaffectation de bataillons provenant de fronts plus stables". Mais d'après lui, "le temps joue quand même contre les Ukrainiens" et la perte de Pokrovsk serait "une grave catastrophe opérationnelle".

La stratégique de Koursk largement critiquée

S'il existe encore l'espoir de réussir à préserver la ville de Pokrovsk, de nombreux experts et soldats ukrainiens se montrent très critiques vis-à-vis de la stratégie du haut commandement. Plusieurs milliers de soldats expérimentés et en poste dans le Donbass ont été relocalisés à Soumy (nord) pour le lancement de l'offensive en direction de Koursk. Des soldats qui manquent désormais cruellement dans la région de Pokrovsk.

"Ce n'est pas la faute des soldats ordinaires. Le problème réside chez ceux qui prennent des décisions pour ces soldats", résume sur Telegram Oleksandr Kovalenko, expert militaire et politique de l'ONG Information Resistance, basée à Kiev.

Une jeune tient son chien dans ses bras à bord d'un train d'évacuation pour fuir avec sa famille l'avancée des troupes russes à Pokrovsk, le 22 août 2024 (image d'illustration). [REUTERS - Thomas Peter]
Une jeune fille tient son chien dans ses bras à bord d'un train d'évacuation pour fuir avec sa famille l'avancée des troupes russes à Pokrovsk, le 22 août 2024 (image d'illustration). [REUTERS - Thomas Peter]

Dans une prise de parole sur X, Zhenya, un soldat ukrainien de la 93e brigade mécanisée, qui a combattu en 2023 lors de la longue bataille de Bakhmout, exprime aussi son désarroi face à la situation en cours à Pokrovsk.

"Si on comprenait ne serait-ce qu'un peu les rouages internes, il n'y a rien de surprenant dans l'effondrement de Pokrovsk. Il n'y a pas le temps de lister toutes les erreurs, grandes et petites. Nous sommes simplement confrontés à l'absence de punition pour ceux qui ont créé cette situation. Et il y a aussi la pratique systématique du mensonge, par peur de recevoir des réprimandes pour des rapports désagréables sur la situation réelle (...) Honnêtement, je n'ai jamais vu quelque chose de similaire, tout s'effondre trop rapidement", témoigne-t-il.

Et d'ajouter: "Il n'y aura pas de forteresse de Bakhmout ici. Tout tombera beaucoup plus vite. Les forces ne sont plus les mêmes, les gens ne sont plus les mêmes (lire encadré). Bien sûr, sur le papier, 'des mesures appropriées' seront prises. Mais cela aidera-t-il? C'est peu probable. Quoi qu'il en soit, il y a beaucoup d'unités qui se battent activement et qui ont besoin d'aide. Envoyez du soutien, avec un peu de chance, on s'en sortira", conclut-il.

Tristan Hertig

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Des nouvelles recrues qui "refusent de tirer"

Dans sa prise de position sur X, Zhenya, un soldat ukrainien de la 93e brigade mécanisée, explique que "les gens ne sont plus les mêmes". Par là, il veut dire que les soldats ne sont plus aussi expérimentés que ceux qui avaient notamment combattu à Bakhmout.

Dans une longue enquête publiée le 22 août par l'agence de presse AP, cette analyse est corroborée par de nombreux témoignages auprès d'officiers et de soldats ukrainiens opérant dans la région de Pokrovsk.

Plusieurs commandants s'exprimant de manière anonyme expliquent que certaines nouvelles recrues refusent de tirer sur l'ennemi, ont du mal à rassembler leurs armes ou encore à coordonner des mouvements de combat de base. Certaines ont même quitté leur poste, abandonnant complètement le champ de bataille.

Nouvelle campagne de mobilisation?

Selon ces officiers, les nouvelles recrues auraient contribué à une "série de pertes territoriales" qui ont permis à l'armée russe de progresser vers Pokrovsk.

Frustrés par la médiocrité des conscrits envoyés au front par les centres de recrutement territoriaux, les commandants chercheraient désormais à mener leurs propres campagnes de mobilisation afin de mieux sélectionner les nouveaux combattants.