Il y a 80 ans, les troupes alliées débarquaient sur les plages de Normandie pour libérer l'Europe des nazis. Si l'événement à célébrer reste le même, la manière de le faire a évolué avec le temps, tout comme le regard des experts, des politiciens et des citoyens.
On ne commémore pas aujourd'hui le Débarquement comme hier. Jusqu'en 1984, les commémorations sont surtout militaires et anglo-américaines (...) Charles de Gaulle refuse même de se rendre sur les plages du débarquement en 1964
Cette année, l'édition est marquée par un contexte politique tendu. La Russie n'a finalement pas été conviée à cause de la guerre qu'elle mène en Ukraine. Le président Vladimir Poutine était pourtant présent en 2004 et en 2014, malgré l'annexion de la Crimée quelques mois plus tôt.
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De Gaulle pas présent aux commémorations de 1964
Olivier Wieviorka, historien et auteur du livre "Le Débarquement", explique dans Tout Un Monde mercredi que le D-Day a été commémoré dès les années qui ont suivi, mais qu'il n'a pas toujours été organisé par les autorités françaises.
"L'importance du Débarquement a été immédiatement visible. En revanche, on ne le commémore pas aujourd'hui comme on le commémorait hier. Jusqu'en 1984, les commémorations sont surtout militaires et anglo-américaines. Les Français sont présents, bien entendu, mais les grandes organisatrices ne sont pas les autorités françaises. Par exemple, Charles de Gaulle refuse de se rendre sur les plages du débarquement en 1964."
Cette année-là, le général de Gaulle a préféré célébrer le débarquement de Provence, près de Toulon (sud), qu'il estime plus français que celui du 6 juin 1944. Cette opération militaire moins connue a été menée en août 1944 par des troupes alliées composées en grande partie de Français. Le dirigeant français a toujours refusé de participer aux commémorations du D-Day.
Antony Beevor, historien britannique spécialiste de la Seconde Guerre mondiale, justifie ce comportement par un "problème essentiel entre le président Roosevelt et de Gaulle". L'Américain ne pouvait pas lui partager les plans pour la libération de l'Hexagone, car les Allemands pouvaient lire toutes les communications tricolores, précise-t-il.
Changement de paradigme dans les années 1980
Les commémorations pour le D-Day sont devenues moins militaires et plus civiles à partir du milieu des années 1980, indique Olivier Wieviorka.
François Mitterrand modifie substantiellement le sens des cérémonies en les faisant devenir civiles. On invite des chefs civils et non plus des chefs militaires, (...) On commémore non plus une victoire, mais un premier jalon vers la paix et une première étape dans la construction européenne
Avant, le contexte de guerre froide est encore trop présent et cette date ne célèbre pas uniquement la victoire sur l'Allemagne. Elle est aussi utilisée pour envoyer un message subliminal à l'URSS: lui dire que les démocraties ont été capables de s'unir et de projeter un corps expéditionnaire assez loin de leurs bases.
"François Mitterrand (président de la France entre 1981 et 1995, ndlr) modifie substantiellement le sens des cérémonies. D'abord parce qu'elles deviennent civiles. On invite des chefs civils et non plus des chefs militaires, par exemple Ronald Reagan ou la reine Elizabeth. Par ailleurs, on commémore non plus une victoire, mais un premier jalon vers la paix et également une première étape dans la construction européenne. On a donc une métamorphose totale de cette commémoration dont le sens a profondément évolué depuis 1945", constate l'historien français.
L'Allemagne présente pour la première fois en 2004
Absente des commémorations jusqu'alors, l'Allemagne sera représentée par son chancelier pour la première fois lors des 60 ans du Débarquement en 2004. Gerhard Schröder (chancelier de 1998 à 2005) sera alors accueilli chaleureusement par Jacques Chirac (président de la France de 1995 à 2007), 20 ans après que son pays a décliné l'invitation.
"L'Allemagne est invitée en 1984, mais le chancelier Helmut Kohl se demande pourquoi elle célébrerait une défaite", relate Olivier Wieviorka. Au contraire, lorsque Gerhard Schröder y assiste en 2004, "il signale que le Débarquement est une première étape dans la libération du nazisme pour son pays". Selon l'historien français, cette présence a été permise par un "travail mémoriel qui a été fait sur l'autre rive du Rhin".
Des commémorations devenues politiques
Cette année, le président Macron veut surtout souligner l'importance de l'alliance des démocraties contre un pouvoir totalitaire, c'est un signal très clair à la Russie
Les commémorations du D-Day sont aussi un événement à caractère politique. En 2014, Vladimir Poutine fait partie des invités alors que la guerre du Kremlin dans le Donbass est déjà en cours et que la Crimée est annexée depuis plusieurs mois. Malgré les tensions au sujet de l'Ukraine, les présidents russe et américain (Barack Obama) se sont parlé lors de cet anniversaire. En conviant Vladimir Poutine à ces commémorations, les dirigeants allemands et français de l'époque (Angela Merkel et François Hollande) souhaitent surtout qu'il rencontre Petro Porochenko, le président ukrainien tout juste élu. Le Kremlin ne l'avait toujours pas reconnu.
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Dix ans plus tard, la confrontation entre les pays occidentaux et la Russie est encore plus marquée, analyse Antony Beevor. "Cette année, le président Macron veut surtout souligner l'importance de l'alliance des démocraties contre un pouvoir totalitaire. C'est un signal très clair à la Russie, au président Poutine surtout."
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Nouvelle vision du Débarquement
La vision du D-Day elle-même a aussi changé. Dans l'imaginaire des citoyens, l'opération Overlord (nom de code du Débarquement) est avant tout associée aux soldats américains, bien que les Britanniques et Canadiens y ont aussi participé. Cela s'explique en partie par les films à ce sujet qui sont principalement américains.
Mais le travail des historiens a évolué, notamment grâce à l'ouverture des archives de l'URSS dans les années 1990, explique Olivier Wievorka. On considère aujourd’hui que bien qu’il s’agisse d’une opération extraordinaire - puisqu'elle a permis la libération de l'Europe du Nord-Ouest - le débarquement n'a pas pour autant mis fin à la guerre.
Les historiens avaient tendance à surestimer l'incidence d'Overlord sur la Seconde Guerre mondiale en oubliant ce qu'il se passait sur le front Est
"Les historiens soulignent désormais que la guerre a été gagnée à l'Est. (...) Les historiens, notamment anglo-américains, avaient tendance à surestimer l'incidence d'Overlord sur la Seconde Guerre mondiale en oubliant ce qu'il se passait sur le front Est", rapporte-t-il.
Le vécu des civils normands durant le Débarquement est aussi davantage pris en compte depuis une dizaine d’années. Leur mémoire est ambivalente: le débarquement a été une libération, mais aussi synonyme de souffrance. Vingt mille civils sont morts sous les bombes, principalement celles des Alliés. Cette mémoire difficile était peu évoquée, selon Isabelle Bournier, directrice pédagogique du Mémorial de Caen en Normandie. "Ce qui a changé, c'est qu'on leur a donné la parole et on a reconnu leur souffrance officiellement", constate-t-elle.
Sujet radio: Isabelle Cornaz et Patrick Chaboudez
Adaptation web: Julie Marty