Après la perte de la ville-forteresse d'Avdiivka, l'Ukraine sur la défensive en de nombreux endroits du front
Longtemps contenues, les troupes russes ont donc finalement réussi à s'emparer de la petite ville d'Avdiivka, environ 30'000 habitants avant le début de l'invasion. Un succès qui s'est fait au prix de lourdes pertes. Selon Dara Massicot, chercheuse au centre de recherche Carnegie Russia Eurasia, le bilan côté russe est "difficile à calculer pour l'instant" mais il oscille "avec des fourchettes de 16'000 à 47'000 victimes."
Dans une série de posts publiés sur X, l'experte ajoute que les forces russes auraient perdu plus de 600 véhicules blindés au cours de cette bataille. "Sergueï Choïgou (le ministre de la Défense russe, ndlr) prétend faussement que les pertes ont été minimes et que l'opération Avdiivka sera 'enseignée dans les manuels'. (...) Cependant, si l'opération s'est révélée conforme à la planification et la doctrine russe, les pertes sont très importantes, ce qui suggère que des problèmes subsistent", ajoute-t-elle.
Une retraite pour éviter l'encerclement
Malgré ces pertes importantes de chars, d'autres véhicules blindés et d'hommes, la Russie a donc réussi à continuer à faire pression sur Avdiivka. Au cours des dernières semaines, alors que la supériorité de son artillerie ne cessait de se renforcer, les frappes aériennes par drone et par avion se sont intensifiées, laissant de plus en plus à découvert les troupes ukrainiennes.
L'armée russe a également opéré un changement tactique, préférant peu à peu attaquer avec de plus petits groupes d'infanterie, pour épuiser les ressources ukrainiennes.
Tous ces facteurs conjugués ont conduit l'armée ukrainienne à un point de rupture. Repliées dans une immense cokerie, à l'ouest d'Avdiivka, les troupes ont dû être secourues par des unités spéciales et la 3e brigade d'assaut, anciennement appelée régiment Azov, pour une retraite expresse, afin d'éviter un encerclement complet.
Une retraite qui s'est d'ailleurs effectuée en partie dans le chaos, certains soldats ukrainiens étant capturés par les forces russes, d'autres ayant dû s'échapper par leurs propres moyens, souvent à pied.
Pour de nombreux analystes, l'utilisation de certaines des meilleures unités militaires ukrainiennes dans ce genre de circonstances démontre des failles. "L'Ukraine a dû les envoyer parce que les forces présentes à Avdiivka étaient en constante diminution (...) outre le manque de munitions, le pays connaît de sérieux problèmes d'effectifs, notamment en matière d'infanterie", résume auprès du New York Times Michael Kofman, chercheur à la Fondation Carnegie pour la paix internationale.
Une victoire symbolique, mais pas seulement
Pour Moscou, cette victoire tombe à point nommé. Quelques jours avant la date anniversaire des deux ans du début de l'invasion et quelques semaines avant une nouvelle élection présidentielle qui reconduira selon toute vraisemblance Vladimir Poutine à la tête de l'Etat, elle est déjà exhibée comme un trophée.
Avdiivka est également un symbole car la ville du Donbass est depuis 2014 au centre des combats. Initialement occupée en avril 2014 par les séparatistes russes épaulés par le Kremlin, elle est récupérée trois mois plus tard par l'armée ukrainienne. Depuis cette date, les tirs dans cette zone ne se sont jamais vraiment arrêtés et pendant près de 10 ans, Avdiivka a vu sans cesse ses défenses être renforcées, jusqu'à devenir une mini ville-forteresse.
"Des immeubles résidentiels du centre, on pouvait entendre presque tous les jours les bruits des balles qui claquaient sur le front à l'orée du territoire de la ville (...) c'est d'ailleurs souvent à Avdiivka nous nous rendions pour 'sonder le front'", explique dans un message sur X Loup Bureau, journaliste et réalisateur, auteur d'un documentaire sur la guerre du Donbass en 2021.
Pour autant, la victoire russe porte aussi en elle un intérêt stratégique, même si les autorités ukrainiennes tentent de le minimiser. Située à seulement un peu plus de 10 kilomètres de Donetsk, Avdiivka était une sorte d'avant-poste sur la ligne de front et le lieu de départ de l'artillerie ukrainienne sur la grande ville du Donbass, sous contrôle russe.
>> La ville d'Avdiivka n'est située qu'à un peu plus de 10 kilomètres de Donetsk. :En s'en emparant, Moscou a donc réussi à éloigner le danger. La chute de la ville devrait aussi pousser les forces ukrainiennes à reculer sensiblement. Interrogé par le New York Times, Michael Kofman explique en effet que l'armée ukrainienne n'a pas de ligne secondaire proche vers laquelle se replier.
Relativement plat, sans collines ni rivières suffisamment larges, le terrain de la région est en effet désavantageux pour les forces armées ukrainiennes. Une situation qui permet donc désormais à l'armée russe de déplacer plus efficacement son équipement et ses troupes derrière la ligne de front.
Pression russe en plusieurs endroits du front
Pour de nombreux experts, les troupes russes présentes dans la région d'Avdiivka ne devraient vraisemblablement pas pousser leur avantage immédiatement, une pause opérationnelle étant sans doute nécessaire.
Dans son rapport quotidien du 19 février, l'Institut pour l'étude de la guerre (ISW) estime que certaines troupes pourraient être réallouées sur d'autres secteurs du front, même si, pour l'instant, il n'y a pas d'indice "sur la manière dont les forces russes choisiront d'affecter leurs effectifs". Plusieurs hypothèses transparaissent toutefois déjà, car la Russie est à l'offensive sur plusieurs endroits du front.
Au sud d'Avdiivka, les troupes russes se sont emparées le mois dernier de la petite ville de Marinka. Grâce à cette nouvelle position, les forces du Kremlin pourraient bientôt être capables de frapper Vulhedar depuis le nord.
Vulhedar est un véritable bastion ukrainien. L'année dernière, la Russie a tenté à plusieurs reprises d'attaquer cette petite ville depuis le sud mais a à chaque fois subi de lourdes pertes. En janvier et en février 2023, plus de 100 chars et autres véhicules blindés russes ont notamment été détruits, touchés par l'artillerie ukrainienne ou explosant sur des champs de mines.
La Russie pourrait désormais tenter une offensive en étau. Des troupes progressent et sont actuellement à environ 20 kilomètres au nord-est de la ville. Dans le même temps, des responsables ukrainiens ont déclaré que Moscou avait gardé près de 40'000 hommes dans la région voisine de Marioupol, afin de les déployer depuis le sud en direction de Vulhedar.
La Russie avance également lentement depuis Kremina (nord-est) vers les villes de Kupiansk, située plus au nord, et de Lyman, au sud. L'objectif est de tenter de reprendre les territoires perdus lors de la grande offensive ukrainienne de la fin de l'automne 2022. Les progrès sont encore fragiles mais selon les officiels ukrainiens, la Russie disposerait toujours d'une force de plus de 100'000 hommes dans la région.
Depuis Bakhmout, prise par les Russes en mai 2023 après sans doute la plus terrible bataille de la guerre, le Kremlin tente désormais de percer les défenses de Tchassiv Yar, petite ville située un peu plus à l'ouest.
D'après Oleksandre Syrsky, nouveau commandant en chef des forces armées ukrainiennes, la capture de la région offrirait aux Russes un contrôle des hauteurs et exposerait directement la grande ville de Kramatorsk aux tirs d'artillerie. Plus de 60'000 soldats russes seraient actuellement à la manoeuvre, selon les sources officielles ukrainiennes.
Plus au sud-ouest, dans la région de Zaporijjia, les attaques se multiplient également. Ici, Moscou chercherait avant tout à reprendre le village de Robotyne, seul gain significatif de l'offensive ukrainienne avortée de l'été 2023. La semaine dernière, un porte-parole ukrainien a déclaré que la Russie avait davantage d'hommes mobilisés dans cette zone que sur le front d'Avdiivka.
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Des troupes présentes à Avdiivka pourraient donc aller renforcer prochainement l'un ou plusieurs de ces points de pression. Selon Dara Massicot, le plus probable est qu'il s'agisse des lignes de front de Robotyne et de Tchassiv Yar.
Kiev sur la défensive
Selon les experts, aucune percée fulgurante russe n'est prévisible dans l'immédiat. Cependant, le temps de l'offensive semble bel et bien être révolu pour l'instant pour les forces ukrainiennes.
Dans une note publiée par l'International Institute for Stategic Studies, un institut de recherche britannique en relations internationales, Michael Kofman et Franz-Stefan Gady, chercheur associé spécialisé dans les conflits, estiment que Kiev devrait désormais se focaliser sur une destruction méthodique des forces russes en restant sur des positions défensives. Pour les deux experts, il faudrait réussir à mettre en place une défense en profondeur, afin de réduire les pertes, de préserver des munitions, et de se donner du temps pour reconstituer les troupes.
Mais l'année 2024 s'annonce toutefois extrêmement compliquée: l'armée ukrainienne souffre d'un déficit de munitions et d'effectifs de plus en plus flagrant. L'aide militaire américaine continue à être retardée du fait de luttes politiques internes à Washington et les objectifs européens de production de munitions ne sont pas atteints.
A l'inverse, selon diverses analyses, la Russie devrait être capable en 2024 de continuer à alimenter le front en matériel et en hommes au même rythme que lors des deux premières années de guerre.
Tristan Hertig