Attirés par les belles promesses russes, des étrangers finissent sur le front ukrainien
La reconstruction des territoires occupés en Ukraine, détruits par d'âpres combats, est l'une des priorités du président russe Vladimir Poutine. Mais la main-d'oeuvre indigène manque et la Russie est contrainte de se tourner vers les pays voisins pour recruter des travailleurs.
Pour attirer les candidats, le gouvernement russe n'hésite pas à proposer des conditions salariales en or, au-dessus des standards pour un ouvrier du bâtiment russe. Une offre d'emploi relayée par Bloomberg propose aux personnes intéressées un salaire de 350'000 roubles (environ 3300 francs suisses), un logement et une assurance maladie inclus.
Du paradis à l'enfer
Au total, ils seraient 25'000 travailleurs migrants, principalement en provenance des pays du Caucase, à oeuvrer dans le Donbass. Mais sur place, loin des promesses initiales, la réalité se rapproche de l'esclavage, souligne Valentina Chupik, avocate et directrice de l'ONG Tong Jahoni, qui dit avoir reçu plusieurs dizaines d'appels à l'aide de migrants trompés sur la nature de leur travail.
"De nombreux migrants se voient confisquer leur passeport et d'autres documents d'identité. Ils ne sont généralement pas payés ou reçoivent des salaires complètement différents de ceux qui leur avaient été promis. On les menace de les expulser à vie de Russie, voire de les envoyer au front", explique-t-elle dans La Matinale.
Lorsque ces travailleurs étrangers cherchent à fuir, il est bien souvent trop tard. En effet, la loi russe refuse de les enregistrer dans les zones occupées et ils sont donc considérés comme des migrants illégaux et interdits de revenir dans le pays.
Certains d'entre eux tentent de se retourner contre les entreprises de construction, mais la voie est souvent barrée en raison des liens noués par ces sociétés avec le Kremlin.
"Les sociétés commerciales sont les premiers détenteurs de contrat avec le ministère de la Défense. Elles concluent ensuite des contrats avec de plus petites sociétés, inconnues de tous, et qui à leur tour concluent des contrats avec des travailleurs ouzbèks ou tadjiks", explique Sergei Khrabryk, lui-même ancien sous-traitant du ministère russe de la Défense.
Des Népalais envoyés sur le front
La Russie n'a pas officiellement déclaré la conscription générale pour obliger sa population à se battre en Ukraine et mise en partie sur l'engagement de mercenaires étrangers. Plus d'un millier de Népalais auraient ainsi rejoint l'armée russe au cours des derniers mois, attirés là aussi par les promesses de paie élevée et de résidence permanente en Russie.
Parmi eux figure Sujan Sharma, un jeune homme de 26 ans qui venait de finir ses études de gestion hôtelière et qui peinait à trouver un emploi dans son pays. Il a été attiré par une annonce de l'armée russe sur le réseau social TikTok qui lui promettait un salaire d'environ 2000 francs par mois et une résidence permanente pour lui et sa famille, à condition qu'il serve dans l'armée durant un an.
Il m’a appelé pour me dire qu'ils l'envoyaient au front. C'est la dernière fois que je lui ai parlé. Je ne sais pas s'il est vivant ou mort
Sujan Sharma n'avait aucune formation militaire, mais il a sauté sur l'occasion. Après avoir payé un agent 5300 francs pour obtenir tous les papiers d'usage, il est parti le 17 octobre dernier pour la Russie, en passant par Dubaï.
Cela ne s'est toutefois pas passé comme prévu pour le jeune Népalais, comme le raconte sa mère dans l'émission Tout un monde. "Il a signé son contrat et a commencé son entraînement le 1er novembre. Le 23, il m'a dit qu'il avait déjà été blessé par une balle. Puis le 28, il m'appelle pour me dire qu'ils l'envoient au front. C'est la dernière fois que je lui ai parlé. Je ne sais pas s'il est vivant ou mort. Une trentaine d'autres Népalais de son unité ont aussi disparu."
Le désespoir des familles
Le calvaire de cette mère n'est pas isolé. Un collectif a identifié plus de 1100 Népalais partis se battre dans l'armée russe, dont un quart au moins sont portés disparus.
Moscou fait la sourde oreille et ne répond pas aux demandes des proches ni aux autorités népalaises. Au moins seize de ces combattants seraient décédés, à l'image de Bharat Bahadur Shah, un policier de 36 ans parti au front en juillet 2023 dans l'espoir de pouvoir soutenir sa femme et ses deux enfants.
Sa veuve, Bhadra Shahi, est désespérée: "Nous pensions que cette guerre ne durerait pas longtemps, et que cela nous offrirait une autre vie. Mais mon mari est mort trois mois après son arrivée en Russie. C’est un des autres combattants népalais qui me l’a dit. Maintenant, je veux juste récupérer sa dépouille, mais les Russes ne nous répondent pas."
Des départs illégaux
La plupart de ces combattants sont partis illégalement en Russie, ce qui ne facilite pas la tâche des autorités népalaises pour les retrouver. Katmandou a identifié environ 200 de ses ressortissants dans l'armée russe, mais ne peut pas obliger Moscou à les renvoyer.
Les autorités agissent là où elles le peuvent pour freiner le flux de départs: en arrêtant les agents recruteurs au Népal et en interdisant à ses citoyens de partir travailler en Russie et en Ukraine.
Ces actions sont aussi nécessaires pour éviter des répercussions diplomatiques, estime Binoj Basnyat, analyste sur les questions stratégiques à Katmandou. "Le Népal reçoit beaucoup d’aides des pays européens et ces derniers peuvent nous reprocher de laisser partir nos citoyens se battre avec les Russes", déclare-t-il.
"La Russie a un besoin urgent d'hommes"
Selon cet ancien officier de l'armée népalaise, les conditions de recrutement de l'armée russe ressemblent plus à de la traite de personnes qu'à une vraie procédure de sélection militaire. Binoj Basnyat pense aussi que cela ne fait aucun sens sur le plan stratégique.
Les Népalais ne peuvent pas être très performants dans les combats, ce qui me fait dire qu'ils sont utilisés comme de simples boucliers humains
"Il est impossible de former ces recrues en deux semaines ou un mois, comme le fait l’armée russe, car les armes sont très sophistiquées aujourd'hui. Ces Népalais ne peuvent donc pas être très performants dans les combats, ce qui me fait dire qu'ils sont utilisés comme de simples boucliers humains. Et cela montre à quel point la Russie a un besoin urgent d’hommes pour se battre."
Ce n'est pas la première fois que les Népalais utilisent la voie militaire pour migrer dans un pays plus riche. D'après Binoj Basnyat, ils sont déjà plusieurs centaines à servir dans l'armée américaine ou dans la Légion étrangère française, avec comme objectif final d'obtenir la nationalité de ces pays. Il est toutefois rare qu'ils s’engagent dans un conflit d'une telle ampleur, comme en Ukraine.
Ils ne sont toutefois pas les seuls à saisir cette opportunité: l’armée russe a également recruté des Indiens, des Congolais ou des Egyptiens. Le 7 mars, l'ambassade indienne à Moscou a confirmé pour la première fois la mort d'un de ses citoyens qui avait été recruté par l'armée russe, quelques jours après qu'un de ses proches eut fait savoir qu'il avait été envoyé combattre en Ukraine.
Sujets radios: Sébastien Farci et Barnabé Fournier
Adaptation web: Jérémie Favre