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Boris Cyrulnik: "J'entends les mêmes insultes, le même mépris et je reçois les mêmes menaces qu'à la fin des années 1930"

Boris Cyrulnik. [HANS LUCAS VIA AFP - ERIC DERVAUX]
Boris Cyrulnik (partie 1) : "L’histoire se répète" / Tout un monde / 9 min. / hier à 08:13
"L'histoire se répète", déclare Boris Cyrulnik. Dans l'émission de la RTS Tout un monde, le neuropsychiatre français s'inquiète de voir la montée de la polarisation extrême du paysage politique, en France notamment. Un climat, selon lui, peu propice au dialogue. 

"Totalitarisme", "prison" ou encore "déportation"… Boris Cyrulnik n'hésite pas à utiliser des termes forts pour décrire les risques potentiels de la situation politique actuelle. "Les deux extrêmes, à gauche et à droite, représentent la même menace. Ce que j'appelle le langage totalitaire: il n'y a qu'une seule vision du monde. Tout ce qui ne se soumet pas à l'une des deux visions du monde est considérée comme une transgression, une opposition, et mérite l'hostilité", explique-t-il, mardi dans l'émission de la RTS Tout un monde.

Cette vision binaire empêche tout débat constructif, remplaçant la discussion par des insultes et des menaces, selon Boris Cyrulnik, un homme tourmenté par les dérives qu'il ne croyait plus revoir ou entendre, lui qui avait évité de justesse à 6 ans la déportation à Auschwitz.

Lorsqu'on évoque avec lui les atouts de la démocratie face à ces pressions, Boris Cyrulnik reste prudent. Il cite Germaine Tillion, ethnologue et résistante, qui avait alerté ses amis allemands en 1929 sur la montée d'une idéologie dangereuse; des propos accueillis avec moquerie par ses interlocuteurs. Dix ans plus tard, cette idéologie avait conquis l'Allemagne. "Aujourd'hui, on peut demander aux gens de penser par eux-mêmes et de garder un peu de liberté intérieure. Mais cette liberté intérieure est très coûteuse, " souligne-t-il.

Et de poursuivre: "La soumission à une doxa, à la récitation du plus grand groupe, est un grand bonheur. On chante le même slogan. Cela nous permet de ne pas faire l'effort de penser, la pensée est toute préfabriquée par le chef et on peut se laisser embarquer par un courant d'idées qu'on ne critique pas". Ne pas faire l'effort de penser, dit-il, est une forme d'aveuglement, de déni.

"Il n'y a pas de débat, il y a des insultes"

"Les historiens disent que l'histoire ne se répète pas. Mais j'entends les mêmes insultes, le même mépris et je reçois les mêmes menaces qu'à la fin des années 1930, pendant la Deuxième Guerre mondiale. Pour moi, l'histoire se répète."

Ce n'est pas que les historiens mentent, tient-il à préciser, mais leur approche est différente. Ils travaillent sur des documents, des archives qui les amènent à réévaluer les évolutions historiques. Mais il y a, explique-t-il, l'histoire affective, personnelle, ce n'est pas la même mémoire.

En pleine campagne électorale pour le 2e tour des élections législatives anticipées en France, Boris Cyrulnik se montre très critique sur l'état actuel du débat politique en France, qu'il considère inexistant. "Il n'y a pas de débat, il y a des insultes. Parce qu'on est dans la pensée binaire, celui qui n'est pas d'accord avec moi est un ennemi, " déplore-t-il. Pour lui, la véritable pensée démocratique repose sur la capacité à écouter l'autre, à débattre, et à remettre en question ses propres certitudes.

Rejet des deux extrêmes

La prise de position de Serge Klarsfeld, chasseur de nazis, qui a récemment déclaré que le Rassemblement national (RN) était "progressivement entré dans le cercle des partis républicains", et qu'il soutient les juifs et l'Etat d'Israël, contrairement à la France insoumise de Jean-Luc Mélenchon, a suscité de vives réactions.

Boris Cyrulnik comprend cette position, tout en la nuançant: "Je comprends la réaction de Serge Klarsfeld et de beaucoup de Français qui vont voter pour le Rassemblement national, parce qu'ils sont effrayés ou même écœurés par ce comportement de voyous d'une petite minorité active qui se dit d'extrême gauche." Cependant, il met en garde contre les dangers de ce choix, rappelant que des éléments extrémistes au sein du RN attendent leur heure pour s'imposer.

Et il n'est pas question pour autant de voter pour La France insoumise de Jean-Luc Mélenchon. "J'ai été choqué par le discours de Jean-Luc Mélenchon et des gens qui l'entourent, qui ne reconnaissent pas que le 7 octobre a été un pogrom. Ils disent qu'il s'agit d'un acte de résistance. Ils ne reconnaissent pas qu'ils sont en train de prendre la défense de la charte du Hamas. Il paraît qu'il ne s'agit pas d'un discours antisémite..."

Et de continuer: "Le silence, la non-prise de position de l'extrême gauche de Mélenchon et de ses proches, c'est un acte qui encourage l'antisémitisme. Je ne voterai donc pas pour l'extrême gauche. Je ne peux pas voter pour ces deux formes de dictature. Les juifs vont en souffrir, mais les non-juifs vont en souffrir tout autant."

La situation à Gaza touche particulièrement Boris Cyrulnik, qui a toujours milité pour une solution pacifique et la création d’un Etat palestinien. "Il y a des gens qui jouissent de la haine: cela leur donne la force de mépriser l'autre, de l'insulter", observe-t-il avec tristesse. "Si on laisse ces deux discours se mettre face à face, on va encourager la haine."

Pour lui, la haine est résiliable, comme en témoigne son expérience personnelle de réunir Palestiniens et Israéliens autour d'une table, pour discuter et chercher des solutions malgré leurs désaccords. Face à la montée des extrêmes et à l'absence de véritable débat, Boris Cyrulnik appelle à un réapprentissage de la négociation et de l'acceptation de l'altérité.

"Quand on se soumet à un seul langage, il n'y a pas d'altérité, on n'écoute pas l'autre, on n'a pas d'empathie pour l'autre pour sa religion, ses croyances ou son pays. Quand il n'y a pas d'altérité, lorsque l'autre n'est pas un être humain, il n'y a pas de culpabilité à le tuer", conclut-il.

>> Ecouter aussi la seconde partie de l'interview de Boris Cyrulnik :

Boris Cyrulnik rappelle que le système économique de l'esclavage a été défendu notamment pour garder à bas coûts la commercialisation du sucre pour les pays européens, ceci au prix du pillage colonial des ressources et de l'exploitation des personnes présentes sur les continents africains et américains. Ici, des jeunes enfants travaillant à mains nues dans une plantation de cannes à sucre au Mali en 2013 (image d'illustration). [Keystone/EPA - Nic Bothma]Keystone/EPA - Nic Bothma
Boris Cyrulnik (partie 2): l'éducation contre la tentation autoritaire et l'aveuglement / Tout un monde / 7 min. / aujourd'hui à 08:13

Propos recueillis par Patrick Chaboudez/vajo

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