"Cette guerre était inévitable": témoignages d'habitants de Russie avant la présidentielle
Le photographe Alexander Gronsky a décidé de rester en Russie après le 24 février 2022. Sur Instagram, il documente les changements visuels de la capitale russe, qui vit dans le déni de la guerre, même si l’atmosphère est de plus en plus pesante: "Les publicités pour l’armée, pour que les gens s’engagent comme volontaires, sont devenues omniprésentes."
Lorsque la Russie a envahi l’Ukraine il y a deux ans, on trouvait des graffitis pour la paix, ici ou là, sur les murs de la capitale. "Presque chaque nuit, de nouveaux tags apparaissaient", note le photographe. "Mais depuis que des gens ont été emprisonnés et condamnés à des années de prison pour cela, ces graffitis ont pratiquement disparu." On en trouve encore parfois, loin des regards, "dans les parcs et les forêts de la capitale", précise Alexander Gronsky.
Les publicités pour l’armée, pour que les gens s’engagent comme volontaires, sont devenues omniprésentes
En Russie, depuis deux ans, le métier de photojournaliste a presque disparu. Travailler pour un média d’Etat implique de nombreuses restrictions thématiques et la presse indépendante a été contrainte de s’exiler. Mais Alexander Gronsky immortalise la capitale pour qu’une archive demeure, pour les générations futures. Ses clichés montrent une ville où le temps semble comme suspendu.
"Les rues de la capitale sont plus belles que jamais, décorées aux couleurs du Nouvel an chinois, pour la première fois", note une Moscovite, qui a accepté de témoigner pour l’émission Tout un monde, comme une vingtaine d’autres Russes de différentes régions, de manière anonyme.
Plusieurs habitants de la capitale interrogés par la RTS mettent l’accent sur la normalité de leur quotidien, mentionnent les sanctions occidentales et la capacité de la Russie à les surmonter. "Je vous écris sur Facebook et depuis un Iphone, alors qu’aucun des deux n'est censé être accessibles en Russie", ironise un habitant.
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Surmonter les sanctions
Le groupe Meta - auquel appartient Facebook - est censuré depuis 2022 par le pouvoir russe, mais les citoyens utilisent des VPN pour y accéder. Quant à l’entreprise Apple, comme d’autres groupes occidentaux, elle a quitté la Russie, "mais on peut tout acheter sur internet, grâce au marché parallèle", précise une citoyenne de la capitale.
Les procédures pour obtenir un visa et voyager dans les pays occidentaux sont devenues beaucoup plus compliquées. Mais seule une petite minorité de Russes – ceux qui ont l’habitude de se rendre à l’étranger – sont concernés.
Je ne vois qu'un seul désir, celui des États-Unis d’influencer tous les processus à travers le monde
"Au début, je l’ai très mal vécu", note un trentenaire qui passait ses vacances, chaque été, dans des pays de l’Union européenne. "Mais pourquoi irions-nous en vacances dans des pays qui fournissent des armes et des missiles qui sont dirigés contre notre pays?"
Il ajoute que "l'opération militaire spéciale" en Ukraine était inévitable et que la Russie mène une guerre défensive: "Je ne vois qu'un seul désir, celui des États-Unis d’influencer tous les processus à travers le monde, y compris dans cette partie du monde qu’ils ne comprennent pas. Ils veulent que nous ayons une sorte de chaudron constamment fumant à proximité."
Partir au front pour sortir de la pauvreté
La guerre se vit d’une tout autre manière dans les régions où un grand nombre de soldats ont été mobilisés, blessés ou tués. En Tchétchénie, une habitante décrit une situation difficile: "Beaucoup d’hommes sont partis au front, de gré ou de force." Et près de la frontière avec l’Ukraine, la situation sécuritaire est plus instable.
Mais certaines villes situées proches du front ou qui abritent des industries liées au secteur militaire profitent économiquement de cette guerre. Les hommes qui combattent reçoivent aussi un salaire très élevé pour la Russie, l’équivalent de 2000 francs par mois.
C’est triste à dire, mais tout le monde s’est habitué à la guerre, en Russie comme en Occident
"Le pouvoir d’achat augmente, une micro-économie se développe dans les villages", témoigne un Russe vivant tout à l’est du pays. "Ceux qui avaient peu de revenus ont eu la possibilité de partir au front et gagner beaucoup d’argent. Ils l’envoient à leur famille, à leurs parents âgés."
Il n’hésite pas à parler d’une normalisation de la guerre: "C’est triste à dire, mais tout le monde s’est habitué à la guerre, en Russie comme en Occident. Au début, cela semblait impossible d'imaginer qu’une guerre puisse être utile à la Russie. Désormais, on a l’impression que cette guerre convient à tout le monde. Sauf au peuple ukrainien."
"Je rejette l’idée d’une responsabilité collective
Plusieurs Russes interrogés par la RTS racontent une évolution dans leur perception de la guerre. Après avoir ressenti un choc les premières semaines qui ont suivi l’invasion, ainsi qu’un sentiment d’insécurité et d’incompréhension, certains citoyens russes cherchent progressivement à se distancier du conflit, ou même à justifier les actions de leur gouvernement.
"Je rejette l’idée d’une responsabilité collective", précise l’un d’entre eux. "J’ai de plus en plus de peine à me sentir coupable de tous les maux, en tant que Russe, quand j’observe ce qui se passe à Gaza et la réaction des Occidentaux."
Une autre personne ajoute: "J'ai compris que je devais accepter la réalité telle qu’elle est et sur laquelle nous n’avons que très peu d’influence." Elle estime que le conflit en Ukraine est le résultat de l’incompétence des élites politiques au niveau mondial: "Les politiciens que nous élisons n’arrivent pas à se mettre d'accord, à dialoguer. Ils ont cessé de remplir leur rôle, ils ne savent pas assumer leurs responsabilités."
Fatigue du conflit
Une jeune femme originaire d’une petite ville, à quelques centaines de kilomètres de Moscou, note que la vague de patriotisme qui s’était emparée de la génération de ses grands-parents en 2022 est de moins en moins perceptible. "Dans nos discussions maintenant, j’entends surtout le désir que tout ça se termine au plus vite."
"Je ne crois pas qu'on puisse parler de normalisation du conflit, dit-elle, mais plutôt d'une réaction de défense de notre cerveau: les gens sont si fatigués de penser [à la guerre], d’avoir peur, qu'ils essaient d’en parler le moins possible."
Personne ne parle de la guerre, même quand des corps de soldats morts reviennent. Les gens tentent de se convaincre que les autorités sont plus intelligentes qu’eux et qu’elles savent ce qu’elles font
Alors que pendant plusieurs jours, un grand nombre de Russes ont déposé des fleurs sur la tombe de l’opposant Alexeï Navalny, une habitante de l’Extrême-Orient explique que dans sa petite ville on ne parle pas d’Alexeï Navalny. "Personne ne parle de la guerre, même quand des corps de soldats morts reviennent. Les gens tentent de se convaincre que les autorités sont plus intelligentes qu’eux et qu’elles savent ce qu’elles font."
Aider les prisonniers politiques
A travers toute la Russie, des citoyens résistent, malgré des répressions de plus en plus féroces. Brandir une pancarte contre la guerre peut entraîner des années de prison. "Je ne me sens plus prête à des actes héroïques de ce type", note une retraitée. "Mais nous pouvons écrire des lettres aux prisonniers politiques ou encore aider les réfugiés ukrainiens qui passent par la Russie pour rejoindre l’Europe. Et des gens qui font cela, il y en a beaucoup."
Elle refuse de céder à la peur: "Cela n'a pas de sens: si le pouvoir veut m’arrêter, me mettre en prison ou quoi que ce soit d’autre, il peut le faire, sans même invoquer de prétextes." Les montagnes de fleurs sur la tombe d’Alexeï Navalny ou encore les longues files de citoyens venus apporter leur soutien au candidat Boris Nadejdine, désormais écarté du scrutin, sont une manière de se retrouver entre Russes partageant les mêmes convictions, de se sentir moins seuls, note cette retraitée.
Elle ajoute que la douleur et la honte ressenties après le début de l’invasion russe de l’Ukraine n’ont pas disparu. "Au début, c’était difficile d'aller à une exposition, au théâtre, je ne parle même pas d'aller dans des cafés, ça nous semblait une sorte de blasphème."
Ce sentiment de honte n’a pas diminué: "Mais il est devenu clair que nous devions vivre avec, d’une manière ou d’une autre. Cela peut ressembler à de la lâcheté, je le pense parfois moi-même. C’est comme un ghetto où nous sommes si nombreux à être enfermés et il nous faut bien vivre, survivre."
Elle ajoute: "nous tentons de faire des choses qui en valent la peine et ces choses-là n'ont pas disparu. Certains éditent des livres, même si demain ils seront interdits et la maison d'édition fermée. On essaie de préserver quelque chose de vivant parmi toute cette mort. Une forme de résistance morale."
Censure à l’université
Si une partie des opposants à la guerre ont pris le chemin de l’exil, beaucoup sont restés. C’est le cas de cette professeure d’université qui témoigne dans Tout un monde: "Je suis une femme de 50 ans, on n’allait pas m’envoyer sur le front, j’ai compris que mon devoir était de rester pour protéger mes étudiants et mes enfants."
Elle décrit la censure progressive dans les facultés de sciences humaines et politiques, la difficulté de traiter certains sujets désormais tabous ou de faire appel à des approches académiques occidentales, jugées importées. Elle cite le cas d’une étudiante en cinéma qui n’a pas pu défendre sa thèse, car elle s’appuyait dans sa recherche sur les études post-coloniales.
"Rien n’est interdit pour l'instant de manière centralisée. Mais un très grand nombre de personnes, à des postes petits ou grands dans les universités, ont terriblement peur. Et leur nombre augmente à une vitesse vertigineuse, si bien que tout est bloqué."
Les cas de délations sont en constante augmentation, sur le lieu de travail, à l’école ou entre voisins. Parler de la guerre à ses enfants, même en famille, loin des regards, est devenu risqué, si on tient des propos trop critiques à l’égard du pouvoir. "Ce qui me préoccupe le plus, c’est qu’on ne peut même plus exprimer ses pensées à voix haute", note un jeune père de famille sibérien. "J’ai cessé d’écrire dans mon journal intime, de peur qu’on puisse le retrouver", conclut une jeune femme moscovite.
Isabelle Cornaz/boi