La fin du régime Assad rebat les cartes du pouvoir au Moyen-Orient

La chute de Bachar al-Assad en Syrie redéfinit les rapports de force pour les acteurs clés de la région. [reuters]
La chute de Bachar al-Assad en Syrie redéfinit les rapports de force pour les acteurs clés de la région. - [reuters]
La chute rapide et inattendue du régime de Bachar al-Assad en Syrie provoque un séisme géopolitique au Moyen-Orient. Si les conséquences à long terme demeurent floues, les premières répercussions redéfinissent les rapports de force. Acteurs régionaux, puissances étrangères et groupes armés devront s'adapter à ce nouveau paysage géopolitique, entre opportunités et menaces.

En l'espace de moins de deux semaines, les villes clés de Syrie sont tombées les unes après les autres. Alep, Hama, Homs, puis la capitale Damas ont succombé sous l'assaut des forces rebelles, prises dans un élan militaire fulgurant.

Face à cette avancée irrésistible, Bachar al-Assad et ses proches ont fui, probablement en direction de Moscou. Si la rapidité de l’effondrement du régime a surpris les observateurs, la victoire totale des rebelles soulève de nombreuses incertitudes, notamment pour les acteurs régionaux et internationaux profondément impliqués dans le conflit syrien. La RTS propose un tour d'horizon des gagnants et perdants de cette nouvelle réalité qui s'esquisse.

>> La Syrie entre joie et espoir d'un avenir meilleur :

Au lendemain de la chute du régime de Bachar al-Assad, la capitale de la Syrie vit entre joie et espoir d'un avenir meilleur
Au lendemain de la chute du régime de Bachar al-Assad, la capitale de la Syrie vit entre joie et espoir d'un avenir meilleur / 19h30 / 2 min. / le 9 décembre 2024

IRAN - Le grand perdant du départ de Bachar al-Assad

La chute du régime de Bachar al-Assad représente un désastre stratégique pour l'Iran, principal allié du gouvernement syrien depuis le début du conflit. Téhéran perd un maillon central de son "axe de la résistance" qui lui permettait de projeter son influence vers le Liban et la Méditerranée. Sans Damas comme allié fidèle, le transfert d’armes vers le Hezbollah libanais devient beaucoup plus complexe, affaiblissant l’une des principales cartes de l’Iran dans la région.

Cette défaite stratégique condamne également les bases militaires et les infrastructures logistiques iraniennes établies en Syrie au cours de la guerre. Enfin, la perte de la Syrie fragilise davantage l'économie iranienne déjà sous sanctions internationales, en privant Téhéran d'un partenaire commercial et d'un corridor terrestre vital.

Invité lundi de La Matinale, Pascal de Crousaz, spécialiste du Proche-Orient et docteur en relations internationales, explique qu'il s'agit de la fin du "croissant chiite" dirigé par l'Iran.

"Dans les vingt dernières années, Téhéran avait réussi, après la disparition du glacis sunnite défensif incarné par Saddam Hussein, à projeter à travers l'Irak à majorité chiite et la Syrie sous domination des alaouites un pont en direction de la Méditerranée. Ce grand "croissant chiite" faisait peur aux monarques arabes. Mais c'est terminé. L'Iran va devoir maintenant se recentrer autour de son berceau d'origine, le golfe Persique et les hauts plateaux iraniens et influencer peut-être encore un peu l'Irak. Mais l'empire iranien a vécu et il est replié sur lui-même, de facto", analyse l'expert.

L'invité de La Matinale (vidéo) - Pascal de Crousaz, docteur en relations internationales et spécialiste du Proche-Orient
L'invité de La Matinale (vidéo) - Pascal de Crousaz, docteur en relations internationales et spécialiste du Proche-Orient / La Matinale / 14 min. / le 9 décembre 2024

Pour les mêmes raisons, Pascal de Crousaz explique que le Hezbollah libanais va voir son champ d'action considérablement réduit à l'avenir. Déjà décimé par la guerre avec Israël, le mouvement voit "la route terrestre" qui permet de joindre le Liban à l'Iran via la Syrie et l'Irak être rompue. "Le Hezbollah ne va donc jamais pouvoir redevenir la force qu'il était", détaille le politologue.

RUSSIE - Quel avenir pour ses bases en Syrie?

Pour la Russie également, la fin du règne de la dynastie Assad en Syrie constitue un revers stratégique important. Depuis 2015, Moscou avait investi massivement dans la survie du régime, déployant troupes et matériel pour stabiliser le pouvoir à Damas. Avec l'effondrement de ce dernier, la Russie voit son principal point d'ancrage dans la région disparaître, remettant en question sa présence militaire à long terme.

>> Ecouter aussi l'analyse dans Tout un monde du politologue Hasni Abidi, spécialiste du Moyen-Orient :

L’amélioration de la situation des travailleurs grâce à la coupe du monde au Qatar: interview de Hasni Abidi
Attentes et risques du nouveau pouvoir en Syrie: interview de Hasni Abidi / Tout un monde / 8 min. / le 9 décembre 2024

La base navale de Tartous et la base aérienne de Hmeimim, essentielles à la projection de la puissance russe en Méditerranée et au Moyen-Orient, sont désormais en péril. Si le nouvel ordre syrien ne garantit pas leur maintien, Moscou pourrait perdre des installations militaires vitales. Cela affaiblirait sa capacité à rivaliser avec les puissances occidentales dans la région et limiterait son accès stratégique aux eaux chaudes.

Pour l'instant, Moscou semble s'être tourné vers la diplomatie pour préserver ces infrastructures militaires. "Je suppose que la Russie souhaite conserver ses bases par le biais de négociations. Les ressources qu'elle peut offrir sont de l'argent, du troc, du pétrole et du gaz et un nombre limité de mercenaires. Mais ce qui compte, c'est de savoir si la coalition syrienne acceptera quelque chose de leur part", analyse sur X Dara Massicot, chercheuse au centre de recherche Carnegie Russia Eurasia,

Si les rumeurs d'évacuation des bases russes vont bon train sur les réseaux sociaux, rien ne permet pour l'instant de l'affirmer. Moscou a retiré ses forces navales à environ 8 km au large du port de Tartous. Une décision qui a sans doute été prise de manière préventive en attendant que la situation s'éclaircisse.

TURQUIE - Sécurité et renvoi des réfugiés syriens

La chute du régime de Bachar al-Assad représente a contrario une victoire stratégique importante pour la Turquie. Depuis le début du conflit, Ankara s'opposait fermement au maintien du régime syrien, soutenant divers groupes rebelles pour affaiblir Damas. Avec la prise de pouvoir des forces insurgées, la Turquie voit ses objectifs régionaux renforcés. La création d'une zone d'influence sous contrôle de groupes alliés dans le nord de la Syrie sécurise sa frontière méridionale et réduit la menace posée par les milices kurdes du YPG, perçues comme une extension du PKK.

"La Turquie est incontestablement la grande gagnante au niveau régional sur le court terme. Elle prouve encore une fois qu'elle est incontournable. Ils sont en train de repousser les Kurdes vers le sud. C'est stratégiquement très important pour la Turquie. Mais la suite dépendra de l'attitude des nouveaux dirigeants syriens. Est-ce qu'ils sont dans une posture de négociation, d'entente avec la Turquie? Les éléments que nous possédons aujourd'hui vont plutôt en ce sens", explique Didier Billion, directeur adjoint de l'Institut des relations internationales et stratégiques (IRIS) à France24.

>> Revoir le reportage du 19h30 sur les réfugiés syriens qui affluent aux frontières libanaises et turques pour rejoindre leur pays :

Les réfugiés syriens affluent aux frontières libanaises et turques pour rejoindre leur pays
Les réfugiés syriens affluent aux frontières libanaises et turques pour rejoindre leur pays / 19h30 / 2 min. / le 9 décembre 2024

Enfin, la Turquie peut également espérer gérer plus efficacement la crise des réfugiés. Des millions de Syriens vivant sur son territoire pourraient être redirigés vers des zones sécurisées sous contrôle de ses alliés, apaisant ainsi une pression intérieure croissante. Cette réorganisation militaire et politique en Syrie renforce donc la position régionale d’Ankara, lui permettant de jouer un rôle clé dans le futur du Moyen-Orient.

ISRAËL - Une victoire mais des incertitudes

Le renversement de Bachar al-Assad représente aussi un tournant stratégique majeur pour Israël. Pendant plus d'une décennie, l'État hébreu a mené des frappes aériennes répétées en Syrie pour empêcher le transfert d'armes iraniennes au Hezbollah libanais et contrer l'expansion des forces pro-iraniennes. La fin du régime syrien, également provoqué par la campagne militaire intensive israélienne contre le Hezbollah, devrait marquer un affaiblissement significatif de l'axe stratégique entre Téhéran, Damas et le mouvement chiite libanais.

Cependant, l'effondrement de l'État syrien présente également des risques majeurs pour la sécurité d'Israël. L'émergence potentielle de groupes islamistes radicaux ou de factions armées non contrôlées dans le sud de la Syrie pourrait créer un vide sécuritaire à la frontière nord-est d'Israël.

Pour limiter ce risque, l'Etat hébreu procède depuis quelques jours à de nombreuses frappes sur le territoire syrien, visant les installations militaires et des stocks d'armes chimiques de l'armée du régime, dans le but qu'elles ne tombent pas aux mains des nouveaux dirigeants. Pour Julian Röckpe, journaliste allemand du Bild spécialisé dans la politique internationale, cette stratégie fait sens d'un point de vue sécuritaire à court terme, mais ce n'est "sûrement pas la meilleure façon de démarrer une relation avec un nouveau voisin et allié potentiel contre l'Iran".

Sur le plan diplomatique, Tel Aviv pourrait chercher à tirer parti de cette nouvelle donne en renforçant ses relations avec des puissances régionales et internationales, notamment la Turquie et les États-Unis, pour façonner un nouvel ordre sécuritaire en Syrie. Mais à court terme, l'incertitude sur l'évolution de la situation militaire et politique à Damas contraint Israël à maintenir un état d'alerte élevé.

>> Voir l'interview de Frédéric Encel dans Forum :

Israël bombarde les sites militaires syriens et avance des troupes dans le Golan syrien: interview de Frédéric Encel
Israël bombarde les sites militaires syriens et avance des troupes dans le Golan syrien: interview de Frédéric Encel / Forum / 5 min. / le 10 décembre 2024

ETATS-UNIS ET PAYS OCCIDENTAUX - Risques et opportunités

La chute du régime de Bachar al-Assad représente à la fois une opportunité stratégique et un défi complexe pour les États-Unis et leurs alliés occidentaux. Pendant plus d'une décennie, Washington a affiché une politique oscillante en Syrie, soutenant certaines factions rebelles tout en se concentrant sur la lutte contre le groupe Etat islamique. Avec la disparition du régime syrien, les Etats-Unis peuvent, tout comme Israël, espérer une réduction de l'influence iranienne dans la région, ce qui constituait un point central de leurs préoccupations sécuritaires.

Cependant, ce renversement crée également un environnement incertain. L’effondrement de l’État syrien ouvre la porte à de possibles luttes de pouvoir entre factions rivales, y compris des groupes islamistes radicaux. Pour les pays occidentaux, le principal défi sera d’empêcher un nouveau foyer de terrorisme et de limiter l’extension du chaos au Moyen-Orient. Les puissances européennes, particulièrement concernées par les flux migratoires et la sécurité régionale, devront sans doute intensifier leurs efforts diplomatiques pour stabiliser la Syrie.

Les discussions autour d’une reconstruction politique et économique de la Syrie s’annoncent également complexes, nécessitant la coopération internationale et une vision stratégique à long terme.

>> Le reportage de La Matinale dans la prison syrienne de Sednaya :

Des combattants rebelles syriens inspectent les cellules de la prison de Saydnaya, au nord de Damas, lundi 9 décembre 2024. [Keystone - Hussein Malla / AP]Keystone - Hussein Malla / AP
Reportage dans la prison syrienne de Saydnaya, symbole des atrocités commises par le régime Assad / La Matinale / 2 min. / le 10 décembre 2024

ARABIE SAOUDITE - Un nouvel hégémon?

Le renversement du régime de Bachar al-Assad représente aussi une victoire majeure pour l'Arabie saoudite et ses alliés du Golfe, qui ont soutenu diverses factions rebelles syriennes depuis le début du conflit. La chute de Damas permet à Riyad de rompre un maillon essentiel de l'axe chiite dominé par l'Iran, affaiblissant ainsi son principal rival régional, même si les relations se sont améliorées ces dernières années avec Téhéran. Cela pourrait redéfinir l'équilibre des pouvoirs au Moyen-Orient et renforcer la position saoudienne en tant que puissance incontournable dans les affaires arabes.

"Dans les arrangements de la Syrie du futur, vous aurez certainement une influence turque depuis le nord du pays mais depuis le sud, avec la Ligue arabe, l'Arabie saoudite se profile de plus en plus comme l'hégémon arabe de la région", juge Pascal de Crousaz.

Toutefois, cette victoire pourrait aussi générer des incertitudes. Le paysage syrien post-Assad reste fragmenté, avec des groupes islamistes radicaux toujours actifs. Pour les monarchies du Golfe, l’enjeu sera de s'assurer que ces factions ne deviennent pas incontrôlables, compromettant ainsi la stabilité régionale. De plus, l’Arabie saoudite pourrait devoir s’impliquer davantage dans la reconstruction de la Syrie pour asseoir son influence. Une nouvelle dynamique diplomatique pourrait également émerger, avec des rapprochements possibles avec la Turquie et des États européens partageant des intérêts communs en Syrie.

Tristan Hertig

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Quid du groupe Etat islamique et des Kurdes de Syrie?

Le renversement du régime place les Kurdes syriens dans une situation à la fois stratégique et périlleuse. D'un côté, l'effondrement de l'Etat syrien central affaiblit un adversaire historique. Les forces kurdes, principalement regroupées sous la bannière des Forces démocratiques syriennes (FDS), pourraient tenter de renforcer leur contrôle sur le nord-est de la Syrie, une région riche en ressources naturelles comme le pétrole et l'eau. Cela leur offre une occasion unique de consolider leur autonomie politique et administrative, incarnée par l'entité autoproclamée du Rojava.

Cependant, cette nouvelle donne attise également les convoitises et les menaces extérieures. La Turquie, hostile à toute forme d'autonomie kurde près de ses frontières, pourrait intensifier ses interventions militaires, invoquant des risques sécuritaires liés à la présence du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). De plus, la réorganisation des groupes rebelles arabes syriens et l'éventuelle montée en puissance de factions islamistes radicales dans la région créent un environnement volatil. Les Kurdes devront jongler entre alliances internationales et négociations locales pour sécuriser leurs gains sans déclencher de nouvelles offensives militaires contre leurs territoires.

Une opportunité pour l'EI?

La fin de Bachar al-Assad crée un contexte de chaos et d'opportunité pour le groupe Etat islamique (EI). Bien que considérablement affaibli depuis la perte de son "califat" en 2019, l’EI conserve des cellules actives dans le désert syrien, notamment dans la région de Deir ez-Zor et à la frontière avec l'Irak.

Avec l'effondrement du pouvoir central syrien, l'EI pourrait exploiter le vide sécuritaire dans certaines régions reculées. Ses combattants pourraient intensifier leurs attaques contre les forces locales, notamment les Forces démocratiques syriennes (FDS) et les troupes rebelles. "L’EI va essayer d’utiliser cette période pour rétablir ses capacités et créer des zones de sécurité. Comme le montrent nos frappes de précision du week-end, nous sommes déterminés à ne pas laisser cela se produire", a déclaré lundi le Secrétaire d'Etat américain Antony Blinken

Toutefois, l'émergence de nouvelles forces, telles que Hayat Tahrir al-Sham et d'autres milices islamistes rivales, pourrait limiter la marge de manœuvre de l'EI. Ces groupes, bien que parfois idéologiquement proches, sont en compétition directe pour le contrôle des territoires et des ressources.