Olivier Hagon est médecin aux Hôpitaux universitaires de Genève et responsable du Groupe Santé du Corps suisse d'aide humanitaire. Il va lui-même sur le terrain pendant ou après des crises.
Dans La Matinale de jeudi, il raconte un épisode particulièrement douloureux: "Le tremblement de terre d'Haïti en 2010 est un moment qui a changé ma vie. On discute d'environ 250'000 morts et d'environ 350'000 blessés, qui sont des chiffres qui, dans le fond, ne veulent pas dire grand-chose, mais qui représentent l'horreur, l'enfer sur Terre."
"Quelques jours après le tremblement de terre, on a eu un bébé qui avait une gangrène bilatérale des deux membres inférieurs. Il n'avait pas de famille, pas de voisins", se souvient avec émotion le médecin. "La question se posait de savoir si on devait l'opérer, si on devait l'amputer en sachant que personne ne pourrait le prendre en charge."
Et de poursuivre: "Après mûre réflexion en équipe, nous avons décidé de ne pas traiter cet enfant de manière curative, mais plutôt de l'accompagner vers son décès. Et c'était très douloureux, très difficile."
Un autre cas a également marqué Olivier Hagon: "On a eu une autre situation qui était épouvantable. C'était une jeune adolescente qui avait été sortie des décombres, ensuite violée. Et c'est une enfant qui a été traitée pour des déchirures vaginales. Et c'est vrai que dans ces circonstances, il est très difficile de comprendre l'être humain."
Ne pas oublier l'être humain
Dans d'autres situations, on peut être ému par l'humanité qui se cache derrière les chiffres.
Manon Ramseyer est infirmière, responsable de la Maison de santé, un projet de Médecins du Monde à La Chaux-de-Fonds, qui facilite l'accès aux soins pour les personnes sans-papiers ou requérantes d'asile. Elle rencontre au quotidien des personnes dans ces situations, gérant "toute la définition qui va autour de ce profil".
"Au moment où la personne me parle de son histoire, tout d'un coup, s'opère une connexion entre la définition et la réalité." Et l'infirmière de témoigner: "J'écoute. J'imagine que cette personne, que ce corps a vécu ou a connu ce qui m'est raconté. Quand je suis à côté de ça, il y a justement cette matière humaine qui me touche beaucoup."
Des émotions à accueillir
Mais comment les humanitaires, qui sont parfois exposés à des situations, à des récits traumatiques, peuvent-ils se protéger? Pour Manon Ramseyer, c'est d'abord accepter d'avoir des émotions. "Pour moi, les émotions ont besoin d'être vécues pour passer à autre chose", explique-t-elle. "C'est quelque chose que je vais partager, de dire que ‘voilà, que ça me touche'. Je ne vais pas le cacher. Si je dois avoir une larme qui tombe, ce n'est pas quelque chose qui me déstabilise, c'est plutôt quelque chose que j'ai envie d'accueillir."
"On doit aussi accepter de temps en temps d'avoir la larme à l'œil, voire parfois de pleurer", abonde Oliver Hagon. "Je pense que la chose la plus importante, c'est que ça ne doit pas nous empêcher de travailler. Et je crois que si nos émotions nous paralysent ou nous empêchent d'avoir une analyse objective de la situation, il faut changer de métier."
Prévenir les risques de traumatisme pour le personnel humanitaire
Travailler avec des personnes traumatisées expose les soignants et les humanitaires au risque d'être "contaminés" par cette souffrance, ce qu'on appelle le traumatisme secondaire ou vicariant.
Pour prévenir ce risque, les organisations comme le CICR, Médecins sans frontières ou Human Rights Watch ont des unités de santé pour le personnel, et proposent des formations avant de partir sur le terrain, et un soutien psychologique pendant ou après.
Quand il revient du terrain, Olivier Hagon a besoin d'autre chose: "Quand je suis rentrée d'Haïti, tout le monde voulait que je fasse un débriefing psychologique et moi, je leur disais ‘mais vous savez, j'ai surtout besoin de ma famille'".
Pourtant, cela reste compliqué, souligne le médecin genevois: "Même si votre famille est dans le domaine de la santé - mon épouse est aussi médecin -, ils ne peuvent pas comprendre les difficultés, les émotions - absolument épouvantables parfois ou extraordinaires - que vous avez vécues."
Le relais des pairs
Pour Olivier Hagon, une autre "famille" peut alors prendre le relais: "C'est vrai qu'on essaie de créer cette famille d'humanitaires qui sont prêts à se soutenir l'un l'autre, même si c'est deux heures du matin, parce que, en fait, ils comprennent ce que vous avez vécu."
"Cela me semble très important de pouvoir partager, parler en équipe, partager les choses avec quelqu'un qui sait de quoi je souffre et d'être reconnue là-dedans", témoigne également Manon Ramseyer. "Cela me paraît vraiment important. Je pense que des espaces de supervision pour une équipe, c'est important. Ce sont aussi des espaces dans lesquels les émotions peuvent sortir, des espaces cadrants, bienveillants."
Parfois, le personnel humanitaire vit un sentiment d'impuissance devant "l'immensité de la tâche". Mais il sait qu'il ne peut pas "sauver le monde". Et qu'il doit se concentrer sur sa mission.
Sujet radio: Pauline Rappaz
Adaptation web: ebz