Dans la Manche, la police use de techniques dangereuses et interdites contre les migrants
L'enquête conjointe du quotidien français Le Monde, du journal britannique The Observer et de l'hebdomadaire allemand Der Spiegel, ainsi que du collectif de journalistes Lighthouse Reports, se base sur des images inédites, des documents officiels fuités et des témoignages de migrants. A plusieurs reprises depuis juillet 2023, les forces de l'ordre françaises ont employé des tactiques agressives pour empêcher les traversées dans la Manche et intercepter les bateaux, révèlent les journalistes.
La police maritime aurait ainsi, dans différentes situations, mis en danger des personnes migrantes cherchant à rejoindre le Royaume-Uni à bord de "small boats" - ces petites embarcations de fortune sur lesquelles s'entassent des migrants pour tenter des traversées - en encerclant ces bateaux et en créant à dessein des vagues qui font entrer de l'eau dans les embarcations, en fonçant sur les embarcations et en menaçant les passagers avec du gaz lacrymogène ou encore en perçant délibérément les canots pneumatiques déjà en mer, "obligeant les personnes à nager pour regagner le rivage".
Témoignages de plusieurs migrants
Deux vidéos filmées par des migrants à bord d'embarcations attestent de ces pratiques. Elles corroborent plusieurs récits recueillis auprès de celles et ceux qui tentent de traverser la mer qui sépare la France et le Royaume-Uni, à l'instar de Sadinter, Paramjit et Gurfateh (prénoms d'emprunt, ndlr), trois Indiens originaires du Pendjab rencontrés en janvier dernier à Calais, ville portuaire du nord de la France où campent des centaines de migrants dans des conditions précaires.
"Nous avons navigué pendant une dizaine de minutes à l'aube, sans problème, dans une embarcation surchargée" contenant environ 46 personnes. "Puis un bateau de la gendarmerie est arrivé. Ils étaient quatre. [...] lls ont tourné autour de nous et nous ont dit que les conditions météorologiques étaient trop dangereuses, qu'ils ne pouvaient pas nous laisser partir", raconte Satinder aux médias.
Selon Gurfateh, l'un des gendarmes a alors sorti un couteau et troué l'embarcation, avant de repartir. Le bateau n'est pas parvenu à rejoindre la plage et a coulé. "Nous avons dû nager une dizaine de minutes. Heureusement qu'il n'y avait presque que des adultes, il y avait juste une petite fille de 4 ans. [...] Ce jour-là, nous avons failli mourir", relate Sadinter.
D'autres témoignages font état de tentatives similaires d'entrave de la part des forces de l'ordre, "qui s'avancent dans l'eau, jusqu'aux épaules parfois, pour crever des bateaux bondés de passagers", rapporte Le Monde.
Des directives officielles précises
Selon des directives officielles datant du 10 novembre 2022 - et que les médias ont pu se procurer -, il est pourtant formellement interdit à la police maritime d'intervenir lorsque les embarcations se trouvent déjà en mer: "Le cadre de l'action des moyens agissant en mer […] y compris dans la bande littorale des 300 mètres […] est celui de la recherche et du sauvetage en mer" et "ne permet pas de mener des actions coercitives de lutte contre l'immigration clandestine", détaille notamment le règlement.
Depuis le 10 mars 2023, une nouvelle directive assouplit quelque peu les règlements précédents. Elle a pour objectif d'encadrer les opérations autour des "taxi boats", ces embarcations qui récupèrent directement en mer les migrants immergés dans l'eau. La directive a ouvert "la voie à l'interception de "small boats" en mer par les forces de sécurité intérieure, à condition d'opérer uniquement de jour, dans la bande côtière de 200 mètres de littoral, avant que le "taxi boat" n'embarque des passagers et dans le cas où moins de trois personnes seraient à bord", résume Le Monde. Les interventions doivent par ailleurs "être menées d'une manière qui ne menace pas l'intégrité de l'embarcation, ni la sécurité des personnes", précise le document.
D'après l'enquête, les techniques contestées, bien qu'interdites, sont comptabilisées par le ministère français de l'Intérieur dans la catégorie "interceptions en mer". Quatre saisines portant sur ce type d'interventions en 2022 et 2023 sont actuellement investiguées, a indiqué au quotidien français la Défenseure des droits (l'autorité administrative indépendante chargée de défendre les personnes en France dont les droits ne sont pas respectés, ndlr). L'inspection générale de la police nationale (IGPN) est également saisie depuis l'automne dernier d'une enquête préliminaire faisant suite à un signalement par un garde-côte douanier, qui dénonce un ordre de crevaison de bateau par un gendarme dans un cas où "le risque de noyade était [...] manifeste et imminent".
Un durcissement des mesures politiques
Ces tactiques agressives interviennent dans un contexte de forte pression autour de la question migratoire. L'an dernier, près de 30'000 migrants ont traversé la Manche, contre plus de 45'000 l'année précédente. En 2019, plus de 2000 personnes avaient fait la traversée.
>> Lire : Près de 30'000 migrants ont traversé illégalement la Manche en 2023
Le climat politique s'est également durci ces dernières années, avec une pression grandissante des autorités britanniques sur leurs homologues français, qui a mené en mars 2023 à un nouvel accord entre les deux pays. Londres avait alors annoncé plus 500 millions d'euros, échelonnés sur trois ans, pour financer la lutte contre l'immigration illégale en France.
>> Relire : Londres et Paris concluent un nouvel accord sur l'immigration illégale
L'enquête des médias français, britanniques et allemands établit un lien entre les sommes allouées par le Royaume-Uni et les tactiques décriées de la police maritime française, "des sources ayant notamment confirmé que des navires de patrouille, et notamment celui que l'on aperçoit sur l'une des vidéos analysées, ont été achetés par les Français grâce aux fonds fournis par le gouvernement britannique", relate Lighthouse Reports.
La préfecture maritime de la Manche et de la mer du Nord estime à 24 le nombre de personnes décédées par noyade en tentant de rejoindre les côtes britanniques depuis le début de l'année, contre 12 migrants ayant perdu la vie l'an dernier. Alors que les autorités imputent l'augmentation de ces décès à des "embarcations beaucoup plus chargées et une dégradation de la qualité des bateaux", certains y voient plutôt la conséquence des récents durcissements des mesures à l'encontre des populations migrantes.
Isabel Ares
Plus de 63'000 migrants morts ou disparus entre 2014 et 2023
Au moins 63'285 personnes sont mortes ou ont été portées disparues sur les routes migratoires à travers le monde entre 2014 et 2023, a indiqué mardi l'Organisation internationale pour les migrations (OIM). Selon un rapport publié par l'organisation onusienne dans le cadre du projet "Migrants Disparus", la plupart des décès sont dus à des noyades.
Par ailleurs, la majorité des décès et des disparitions - 28'854 au total - ont eu lieu en Méditerranée. Viennent ensuite l'Afrique et l'Asie. D'après l'OIM, 2023 a été l'année la plus meurtrière pour les migrants au cours de la décennie examinée: 8541 décès ont été enregistrés l'an dernier, en raison notamment d'une forte hausse du nombre de morts en Méditerranée.
"L'augmentation des décès est probablement liée à l'augmentation des départs et, par conséquent, des naufrages, au large des côtes tunisiennes", estime le rapport, ajoutant qu'au moins 729 personnes sont mortes au large des côtes tunisiennes en 2023, contre 462 en 2022.
Plus d'un tiers des personnes ayant pu être identifiées venaient de pays en proie à des conflits armés, notamment l'Afghanistan, la Birmanie, la Syrie et l'Ethiopie.
reuters