Que deviennent les migrants morts ou disparus en Méditerranée? Comment ces hommes, femmes et enfants sont-ils identifiés et enterrés? À Catane, en Sicile, où débarquent des milliers de migrants, un groupe de bénévoles s'efforce depuis plusieurs années de redonner un nom et une identité aux défunts, et de contacter leur famille pour leur permettre de faire leur deuil.
Carolina Kobelinski et Filippo Furri, deux anthropologues spécialisés dans les morts aux frontières européennes, ont publié en mai dernier "Relier les rives: sur les traces des morts en Méditerranée" aux éditions La Découverte. Cet ouvrage retrace depuis 2018 le travail d'identification des défunts réalisé par ces bénévoles.
>> Lire aussi : L'année 2023 a été la plus meurtrière pour les migrants, selon l'ONU
Combler un vide
Pour eux, raconter cette histoire était crucial, comme l'explique Carolina Kobelinski au micro de La Matinale: "L'initiative de ce groupe d'habitants de Catane comble un vide, car aucune institution, ni nationale ni européenne, n'a la compétence de tenter d'identifier ces personnes décédées aux frontières."
Les identifications sont faites uniquement quand le procureur les juge nécessaires pour une enquête
Filippo Furri ajoute que, lorsque des identifications sont effectuées, elles sont souvent arbitraires: "Les identifications sont faites uniquement quand le procureur les juge nécessaires pour une enquête", explique-t-il, notamment pour déterminer les causes d'un accident. Il est cependant rare que les autorités jugent nécessaire d'identifier les victimes d'un naufrage, poursuit-il.
Concrètement, ce travail d'identification est souvent très laborieux. La "squadra" - terme utilisé par les deux anthropologues pour désigner l'équipe de bénévoles - dispose généralement de très peu d'informations sur les défunts, voire aucune, et n'a pas de compétences particulières dans ce domaine. "Ce sont simplement des bénévoles du comité local de la Croix-Rouge, confrontés à l'arrivée de personnes vivantes et décédées," souligne Carolina Kobelinski.
Dans le cimetière municipal, deux espaces sont dédiés aux migrants défunts: un monument érigé en 2014 pour dix-sept victimes, et le "carré migrant" où des centaines de corps sont enterrés anonymement. C'est ce constat qui a motivé leur mobilisation, explique-t-elle. "Ils ont réussi à établir des accords avec les autorités municipales et judiciaires pour accéder aux informations des différents bureaux, que ce soit l'état civil, le cimetière, les pompes funèbres municipales, ainsi que la police scientifique et judiciaire," détaille-t-elle. Ces informations sont ensuite compilées pour obtenir des pistes d'identification et retrouver les familles.
Passer d'une "mort incomplète" à une "mort complète"
La squadra permet à ces migrants anonymes de passer d'une "mort incomplète" à une "mort complète", comme l'expliquent les deux anthropologues dans leur ouvrage. "Nous avons emprunté l'expression 'mort incomplète' à une interlocutrice du bureau de l'état civil, qui nous avait montré de nombreux dossiers de défunts non reconnus et non identifiés", note la chercheuse. En terminant le travail d'identification, les bénévoles offrent à ces morts la possibilité de ne plus être isolés, de retrouver une place dans le monde social, et d'être humanisés.
Les bénévoles estiment que les familles ont le droit de savoir ce qu'est devenu leur être cher, à défaut, souvent, de pouvoir récupérer leur dépouille
Sans compter la possibilité qui est donnée aux familles de pouvoir entamer le processus primordial de deuil. "Les bénévoles estiment que les familles ont le droit de savoir ce qu'est devenu leur être cher, à défaut, souvent, de pouvoir récupérer leur dépouille."
Médias critiqués
Un travail d'autant plus important que l'attention des médias fluctuent au gré de décisions rédactionnelles ou politiques, déplore Filippo Furri. "Dans cette dynamique médiatique, la sensibilité des gens à la question devient épisodique. Leur capacité de comprendre ce qu'il y a derrière diminue. Et c'est aussi pour lutter contre cette sorte d'anesthésie générale que l'on a voulu mettre en lumière ce travail d'identification des victimes."
Sans oublier la manière dont les médias abordent la question, utilisant des métaphores liées à l'eau, comme "vague", "flux" ou "déferlement", qui suggèrent souvent un danger imminent représenté par les migrants, alors qu'ils sont en réalité les véritables victimes. "Tout cela contribue à créer une forme d'anesthésie, rendant le public souvent très éloigné de la réalité décrite dans les médias," conclut la chercheuse.
Propos recueillis par Aleksandra Planinic
Texte web: Fabien Grenon