Dmitri Mouratov: "Aucun organisme humain ne peut supporter les tortures subies par Alexeï Navalny"
Ancien rédacteur en chef du journal Novaïa Gazeta, grand quotidien d'opposition russe, Dmitri Mouratov est une figure bien connue qui milite pour la liberté d'expression en Russie. Ses prises de position lui ont valu le prix Nobel de la paix en 2021, mais elles dérangent le Kremlin, qui l'a placé sur sa liste des "agents de l’étranger", à savoir les journalistes et ONG qui s’opposent au pouvoir. Il a été menacé à de nombreuses reprises et a été agressé à l'acide dans un train en 2022.
Mais Dmitri Mouratov n'entend pas se taire et il se trouve actuellement en Suisse pour participer au Festival du film et forum international sur les droits humains de Genève (FIFDH). Il va en profiter pour attirer l'attention sur le sort des prisonniers politiques dans son pays.
Des prisonniers politiques condamnés à de lourdes peines
Fidèle soutien d'Alexeï Navalny, Dmitri Mouratov a qualifié son décès de meurtre commis par le pouvoir russe. Dans le 19h30, il dénonce les conditions dans lesquelles l'opposant était détenu durant des mois: "Il a été 27 fois emprisonné dans un cachot, c'était une torture. Aucun organisme humain ne peut supporter de telles tortures."
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Le militant de 62 ans souhaite désormais apporter toute l'aide qu'il peut aux autres prisonniers politiques russes, souvent condamnés à de lourdes peines pour avoir dénoncé la guerre ou contesté le pouvoir du Kremlin. Sur le plateau du 19h30, il a plusieurs fois brandi les portraits de cinq d'entre eux actuellement en prison. Et notamment celui de Vladimir Kara-Mourza, qui a reçu la peine la plus sévère, à savoir 25 ans d'emprisonnement.
Pour l'instant, la Croix-Rouge n'accorde pas la moindre attention aux prisonniers politiques
"Il faut se préoccuper du sort des prisonniers politiques et notamment en recourant aux services de la Croix-Rouge. Pour l'instant, la Croix-Rouge n'accorde pas la moindre attention aux prisonniers politiques", relève le journaliste.
Quant à sa propre sécurité, lui qui vit toujours en Russie malgré son opposition déclarée au Kremlin, il refuse d'en parler, préférant évoquer le sort des prisonniers politiques ou "des centaines de personnes qui perdent la vie chaque jour en Ukraine". En outre, à ses yeux, "personne n'est en sécurité, où que ce soit dans le monde. Surtout dans la période récente, avec plus de 200 menaces de recours à l'arme nucléaire".
Vladimir Poutine dispose d'un important électorat acquis à sa cause
Dmitri Mouratov a aussi évoqué l'élection présidentielle de la semaine prochaine en Russie, qui verra la reconduction au pouvoir de Vladimir Poutine. Le journaliste déplore le fait qu'il n'y ait dans ce scrutin aucun candidat qui représente le camp de la paix. "Ces candidats ont été exclus de l'élection. Il n'y aura pas non plus de débats. On a supprimé toute la presse indépendante en Russie, elle n'existe plus."
On a supprimé toute la presse indépendante en Russie, elle n'existe plus
Pour le militant, la population russe n'est actuellement pas représentée par les députés qui siègent au Parlement et ne le sera pas plus à l'issue de ce scrutin. Et aucun média d'information ne représente ses intérêts. "Donc, il y a des millions de personnes en Russie qui n'ont pas la possibilité de défendre leurs droits."
Dmitri Mouratov relève cependant que s'il n'y a pas un appui massif à Vladimir Poutine en Russie, une grande partie de la population le soutient et notamment deux groupes de population: les personnes âgées de 65 ans et plus, "qui votent pour Vladimir Poutine quoi qu'il fasse", ainsi que "la nouvelle bourgeoisie guerrière ou militaire", à savoir une nouvelle classe moyenne composée de gens qui travaillent notamment pour la police, les forces armées, les services secrets ou les services spéciaux. Avec leurs familles, ces deux groupes représentent plusieurs dizaines de millions d'électeurs et électrices.
"A l'opposé, poursuit-il, les jeunes et les habitants des villes sont opposés à l'opération militaire spéciale et veulent la paix. Ils veulent une éducation de qualité, ils veulent des frontières ouvertes, ils sont tolérants et ne sont pas agressifs." Mais les représentants de cette jeune génération ont souvent été forcés de s'exiler "pour ne pas tuer en Ukraine ou être tués en Russie" et un grand nombre d'entre eux se trouvent aujourd'hui en Europe.
Vers un blocage de YouTube et Wikipédia?
Si une fracture est bel et bien présente au sein de la population russe, elle n'existe pas autour de Vladimir Poutine, dans l'élite qui entoure le chef de l'Etat, estime Dmitri Mouratov. Celui-ci refuse d'ailleurs de parler d'élite au sujet de "ces gens qui ont refusé de défendre leurs convictions, des servants du pouvoir qui sont restés au pouvoir parce qu'ils ont refusé de respecter la Constitution."
Le journaliste n'est guère optimiste pour l'avenir de la Russie. Il en veut pour preuve la philosophie formulée actuellement par le principal idéologue du pays Alexandre Douguine, "une personnalité fasciste et qui plaide pour la répression, la censure et la militarisation".
Dans le cadre de la censure et de la répression, je pense que dans un avenir immédiat on va bloquer YouTube et Wikipédia
Dmitri Mouratov pense d'ailleurs que, dans un avenir très proche, le pouvoir russe va décider de bloquer des moyens médiatiques comme YouTube, Wikipédia ou Messenger. "Cela ne tardera pas et les ingénieurs européens et spécialistes des grandes sociétés de technologie doivent prévenir la censure et empêcher ces blocages."
Sujet développé dans le 19h30 du 9 mars
Propos recueillis par Jennifer Covo
Adaptation web: Frédéric Boillat
Recréer les passeports Nansen
Durant son voyage à Genève, Dmitri Mouratov va aussi tenter de convaincre ses divers interlocuteurs de l'importance de recréer les passeports Nansen, à savoir des passeports qui étaient donnés aux réfugiés il y a une centaine d'années. Reconnus par de nombreux États, ces documents d'identité permettaient aux réfugiés apatrides de voyager.
Après la Première Guerre mondiale, Fridtjof Nansen, premier Haut-commissaire pour les réfugiés de la Société des Nations, avait mis en place les passeports Nansen en premier lieu pour les réfugiés fuyant la Russie soviétique, recevant pour cela aussi le prix Nobel de la paix, en 1922.
Pour Dmitri Mouratov, ces passeports ont permis à l'époque de sauver la vie de centaines de milliers de personnes et ils permettraient aujourd'hui d'à nouveau accueillir des milliers de réfugiés.