Economie, bilan démocrate, guerres: quelques pistes pour comprendre la défaite de Kamala Harris
Il faudra attendre les études post-électorales, basées sur de véritables données qui sont généralement très approfondies aux Etats-Unis, pour connaître avec plus de précisions les différentes causes qui ont poussé les électrices et les électeurs américains à voter - ou ne pas voter - pour Donald Trump ou Kamala Harris mardi.
Mais alors que le camp républicain avait reculé dans pratiquement toutes les élections depuis 2016, la victoire plus large qu'attendu de Donald Trump permet déjà de tirer certains enseignements des dynamiques et des positionnements politiques dans le pays. Ainsi, plusieurs pistes ont été évoquées mercredi matin durant l'émission spéciale de la RTS.
"It's the economy, stupid"
L'enseignement principal, selon les différentes analyses, c'est que la question du pouvoir d'achat reste au cœur des préoccupations et des motivations de vote. Or, selon les différents chiffres, plus de deux tiers des Américains estiment que la situation est mauvaise, malgré des indicateurs macroéconomiques plutôt positifs, notamment un chômage plutôt bas et un PIB en croissance.
"Je crois qu'on continue à parler des questions raciales aux États-Unis, mais la question principale, c'est ce qui s'est passé ces quatre dernières années sur le plan économique", commente Gabriel Scheinmann, directeur de l'académie privée Alexander Hamilton Society.
"Sondage après sondage, la majorité de la population américaine pense que l'économie va dans la mauvaise direction, que la vie est beaucoup plus chère qu'elle ne l'était il y a quatre ans", poursuit ce sympathisant des républicains. Et pour cause: si l'inflation s'est stabilisée, les prix ne sont pas redescendus depuis la pandémie.
Sur l'économie, Kamala Harris a été comme prise en étau entre Donald Trump et Joe Biden
"L'économie va plutôt bien comparé aux économies européennes, mais si vous parlez aux Américains, ils disent que l'essence, l'immobilier, l'éducation, la nourriture ou les taux d'intérêts sont plus chers. Le pourcentage d'Américains employés aujourd'hui est plus bas qu'avant la pandémie, même si le taux de chômage est à peu près le même", relève Gabriel Scheinmann. "De l'autre côté, le gouvernement a nié l'inflation. Ils ont dit que c'était temporaire, et ça a duré plus de trois ans. Donc, il y a une perte de confiance dans ce gouvernement."
En tant que membre de l'administration Biden, Kamala Harris a été tenue pour co-responsable de cette situation, observe Jordan Davis, correspondant de la RTS aux Etats-Unis.
"Elle a tenté d'y répondre en parlant de logement, d'aides aux primo-accédants à la propriété, de crédit d'impôt pour les familles qui ont un enfant... Elle a matraqué ces messages. Mais sur l'économie, Kamala Harris a été comme prise en étau entre Donald Trump et Joe Biden. Elle ne pouvait pas non plus se dédire et dénoncer l'administration Biden, donc elle n'avait pas les coudées franches. Où peut-être qu'elle n'en avait pas l'ambition, on ne sait pas", poursuit-il.
En 2020, Joe Biden avait dû séduire son aile gauche pour rassembler le Parti démocrate. Kamala Harris, elle, s'est évertuée à rassurer l'électorat centriste ou les conservateurs réfractaires à Donald Trump, analyse-t-il encore. "Alors qu'un autre candidat démocrate aurait peut-être tenté d'avoir un message plus populiste en matière d'économie, elle est restée assez modérée."
Une aile gauche perdue
Cette tentative de Kamala Harris de rassurer à sa droite est aussi pointée du doigt dans d'autres domaines. "Elle a commencé sa campagne sur des émotions positives, la joie, l'optimisme, qui étaient de nature à susciter de l'enthousiasme", souligne Charlotte Recoquillon, chercheuse à l'Institut français de géopolitique et journaliste spécialiste des Etats-Unis.
"Au fur et à mesure qu'elle est allée sur le terrain de Donald Trump, y compris en ayant un discours plus ferme sur l'immigration, en étant plus autoritaire et plus fermée, elle a perdu sa base, son aile gauche. Et évidemment, les électeurs préfèrent l'original à la copie", poursuit-elle.
En tant que femme noire, elle a passé beaucoup de temps à montrer qu'elle n'était pas une radicale. Alors que Joe Biden, en tant que 'vieux Blanc', avait une réputation de modéré dès son arrivée
La géographe rappelle aussi que Kamala Harris est la première démocrate à perdre le vote populaire depuis 2004. Donald Trump, quant à lui, a fait un score similaire à sa dernière élection, voire légèrement meilleur. Il a donc fortement mobilisé son électorat, à l'inverse des démocrates. Charlotte Recoquillon y voit la conséquence d'un mauvais bilan des démocrates sur les questions de justice sociale et raciale.
"Le nombre de victimes de violences policières a atteint un record depuis plusieurs années sous Biden", dit-elle. Par ailleurs, "la politique de Biden n'a pas été pro-immigration, au contraire. Ils ont construit un mur invisible, par la diplomatie, avec l'Amérique latine; ils ont déporté massivement la population latino... Ils ont une politique un petit peu plus humaine par rapport à Trump, mais ils ne sont pas du tout pro-immigration comme on pourrait le croire."
Jordan Davis note encore que Kamala Harris a peut-être aussi pâti de son identité de femme noire: "Elle devait se définir, passer beaucoup de temps à montrer qu'elle n'était pas une femme radicale, pas extrémiste. Elle a parlé du fait qu'elle avait une arme, elle passait beaucoup de temps à essayer d'envoyer ce type de signaux. Alors que Joe Biden, en tant que 'vieux Blanc', avait une réputation de modéré dès son arrivée."
Les femmes et les minorités pas convaincues
Ce positionnement plus "droitier" a sûrement fait perdre des plumes à Kamala Harris sur les votes des minorités, alors qu'elle était déjà vertement critiquée par l'électorat de gauche pour son soutien à Israël. Et malgré son engagement en faveur du droit à l'avortement, elle n'a pas non plus convaincu l'électorat féminin.
En votant majoritairement pour Donald Trump, les femmes blanches ont un peu sacrifié leur intérêt de genre sur l'autel de leur intérêt de race
"Si on se fie aux sondages à la sortie des urnes, Kamala Harris a remporté le vote des femmes par une marge de seulement dix points, alors qu'en 2020, Joe Biden l'avait remporté par une marge de quinze points. Donc, elle a reculé", pointe Antoine Yoshinaka, politologue à l'Université de Buffalo.
"Les femmes blanches ont apparemment voté pour Donald Trump à 52%, ce qui veut dire que ce groupe démographique a un peu sacrifié son intérêt de genre sur l'autel de son intérêt de race", résume Charlotte Recoquillon.
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"Donald Trump a fait énormément de progrès sur les minorités, les Latinos, les Noirs, même les femmes, donc son message était plus universel", interprète de son côté Gabriel Scheinmann.
Guerres et pandémie
Pour le conservateur américain, le poids des guerres dans le monde a aussi joué sur la perception du bilan démocrate. "Je crois que sous Donald Trump, on avait l'impression que le monde était un peu plus calme. Et alors qu'un président comme Joe Biden aurait pu apporter beaucoup plus d'expérience, sa politique étrangère a donné une impression de faiblesse et d'incompétence", analyse-t-il.
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Enfin, pour Jordan Davis, la pandémie a également pesé dans la balance: "Il y a cette idée que Donald Trump va remettre de l'ordre dans la vie des Américains qui a été chamboulée par la pandémie. Ça a beaucoup marqué les esprits de part et d'autre, beaucoup de gens ont rallié le camp républicain à cause des critiques des restrictions Covid", affirme-t-il.
"Dans le camp démocrate, il y avait un côté: 'on met des masques presque pour montrer qu'on est des bons citoyens'. Donald Trump répond: 'on va rembobiner le pays en 2019'. C'est en gros ce qu'il a promis dans cette campagne, surtout dans ces derniers mois. C'est un message qui sans doute a résonné auprès des électeurs à la marge, les gens qui ne sont pas des férus de la politique, mais ceux qui vont voter de temps en temps."
Pierrik Jordan