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En Chine, l’intelligence artificielle s’invite jusqu'au coeur du deuil

Des pierres tombales dans un cimetière. [Keystone - Georgios Kefalas]
La Chine "parle" à ses morts par une IA / Tout un monde / 5 min. / jeudi à 08:13
En Chine, des entreprises proposent désormais de créer des avatars numériques de proches disparus grâce à l’intelligence artificielle. Un moyen pour certaines familles de continuer à "communiquer " avec eux, malgré leur disparition.

Madame Wu regarde l’écran de son téléphone, les larmes aux yeux. Son fils Xuanmo, décédé à l’âge de 22 ans, semble lui parler. "Je sais que ce doit être dur pour toi. Si tu savais comme j’aimerais être à tes côtés en ce moment. Te donner de la chaleur, de la force pour avancer, c’est tout ce que je veux".

Ces mots, Xuanmo ne les a pourtant jamais prononcés. Ce qu’entend Madame Wu est en fait une simulation. L’image qui s’anime devant elle est celle d’un avatar numérique, créé à partir de photos, vidéos et fichiers audio du jeune homme. Pendant ce temps, Monsieur Wu, debout devant la tombe de son fils, fixe le sol, un parapluie à la main, l'air faussement impassible.

"C’est sans doute la douleur la plus forte que peut ressentir un père ou une mère. Comment voulez-vous qu’on surmonte une telle peine ? Pour moi, c’est quelque chose que je n’arriverai jamais à dépasser. Je le sens au plus profond de mon cœur: jamais je ne pourrai avancer", confie-t-il à l'émission de la RTS Tout un monde.

Une technologie au service du deuil

C'est la start-up Super Brain qui propose ce type de service. Depuis plus d’un an, elle permet à des familles endeuillées de créer des avatars numériques de leurs proches. " Le client nous fournit des photos, des vidéos et des fichiers audio. Sur la base de ces documents, on produit un avatar qu’on entraîne avec l’intelligence artificielle pour permettre une interaction aussi naturelle que possible ", explique Zhang Zewei, fondateur de l'entreprise.

Les êtres digitaux peuvent continuer à communiquer avec les vivants. L’immortalité digitale est une réalité

Wang Jisheng, directeur du cimetière de Huixin

L’idée a germé après une demande inattendue. "En mars de l’année dernière, un ami est venu me voir. Son père venait de décéder. Sa grand-mère n’arrêtait pas de demander où était son fils. Sa famille ne voulait pas lui annoncer sa mort pour éviter le choc: elle était malade et âgée. Mais ne le voyant plus, elle s’inquiétait et demandait sans cesse de ses nouvelles. Je travaillais à l’époque sur des programmes d’intelligence artificielle. Mon ami m’a donc demandé si je pouvais tenter de simuler et répliquer l’image et la voix de son père en recourant à l’IA. Et sa grand-mère a cru à ce pieux mensonge".

Une quête d’immortalité numérique

Après avoir assemblé des souvenirs numériques du défunt, un premier avatar a vu le jour. Zhang Zewei et son équipe travaillent depuis à améliorer la technologie.  "Nous cherchons à mettre au point des figures virtuelles que les utilisateurs peuvent entraîner via la communication verbale. En conversant avec eux, ils deviennent de plus en plus intelligents et de plus en plus humains. Nous focalisons notre développement sur la reconnaissance de ces avatars. Grâce à la caméra d’un téléphone, d’une caméra ou n’importe quel autre appareil, ils pourront reconnaître différents utilisateurs et développer plusieurs relations de manière différenciée", précise-t-il.

Un jour, moi aussi je serai un être digital et on pourra tous être réunis dans le métavers

Monsieur Wu, père de Xuanmo, décédé à l’âge de 22 ans

Certains cimetières, comme celui de Huixin, dans la banlieue de Shanghai, intègrent déjà en partie cette technologie. " Vous voyez, les tombes ont toutes un QR code. Une fois scanné avec un téléphone, l’histoire de la personne défile en vidéo, photo ou texte. Certains intègrent même un avatar du défunt ", explique un employé.

Wang Jisheng, directeur du cimetière de Huixin, est quant à lui convaincu que cette technologie est une révolution qui permettra de surmonter la mort. " L’intelligence artificielle permet de maintenir l’esprit en vie. Les êtres digitaux peuvent continuer à communiquer avec les vivants. L’immortalité digitale est une réalité", affirme-t-il.

Des questions éthiques en suspens

Pour l’heure, les questions éthiques liées à cette pratique, comme l’autorisation préalable des défunts ou les risques de dérives, ne font pas encore débat [lire aussi l'encadré].

Les proches endeuillés, fragilisés, sont souvent trop absorbés par leur douleur pour se les poser. Monsieur Wu, lui, ne pense qu’à une chose: retrouver son fils. " Un jour, moi aussi je serai un être digital et on pourra tous être réunis dans le métavers. La technologie aujourd’hui nous permet de ressusciter quelqu’un. Tout n’est au fond qu’une simple question de temps", conclut-il.

Sujet radio: M.P.

Adaptation web: ther

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Garder le lien, mais à quel prix?

Dialoguer avec une personne décédée et la faire vivre éternellement au travers d'un avatar numérique permet de conserver un lien, mais au risque de retarder le processus de deuil, a réagi la thanatologue Alix Noble Burnand, interrogée jeudi soir dans Forum.

"Je trouve très légitime qu'on ait besoin d'avoir un contact avec son proche décédé. La mort est vraiment une souffrance terrible. On donnerait n'importe quoi pour pouvoir continuer la discussion, garder le contact, avoir des nouvelles" d'un défunt, commente la spécialiste en préambule. "Il y a quelque chose de désespérant à se dire que ce qu'on a connu est en train de partir. Ce mouvement intérieur qui consiste à vouloir figer et garder l'autre est parfaitement compréhensible".

Une pétrification de l'autre

Mais "le gros problème", poursuit Alix Noble Burnand, "c'est que l'intelligence artificielle propose, un peu comme avec une momie, une pétrification de l'autre comme on l'a connu. Le risque est qu'on ne puisse plus passer au chapitre d'après, celui de la 'mue': vérifier que ce que j'ai devant moi n'est qu'une mue, et non pas la relation elle-même".

Pour la thanatologue, on ne peut pas arriver à intérioriser le nouveau lien avec le défunt "en ayant cet artefact sous les yeux tout le temps. C'est comme un doudou: il faut apprendre à s'en passer. Si ce défunt est à l'extérieur de moi, je ne peux pas l'avoir à l'intérieur", illustre-t-elle.

>> Ecouter Alix Noble Burnand dans Forum :

Le succès des ghostbots, des IA qui simulent des personnes défuntes, explose en Chine: interview d'Alix Noble Burnand (vidöo)
Le succès des ghostbots, des IA qui simulent des personnes défuntes, explose en Chine: interview d'Alix Noble Burnand (vidöo) / Forum / 8 min. / jeudi à 19:00

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