Depuis une semaine, Haïti dispose d'un gouvernement de transition, après plusieurs semaines d'incertitude qui ont suivi la démission du Premier ministre Ariel Henry en mars. Quatorze ministres intérimaires, soutenus notamment par les Etats-Unis, ont pour mission de rétablir la sécurité et la stabilité.
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Mais la crise économique, humanitaire et sécuritaire a détruit l'appareil étatique en Haïti, dont la capitale Port-au-Prince est presque totalement aux mains des bandes armées. La population, elle, manque d'à peu près tout.
"Tout est à faire ou à refaire, tout est prioritaire et urgent", alerte Frédéric Thomas, docteur en sciences politiques au Centre Tricontinental, une ONG basée à Louvain-la-Neuve, en Belgique. "Il faut remettre en marche tous les services sociaux, les hôpitaux, l'éducation, l'emploi et une administration publique qui fonctionne. Tous ces défis s'entremêlent et sont au cœur de la mission de ce gouvernement."
Zones coupées d'accès aux soins
Côté sanitaire, le pays bénéficie du soutien de l'ONG Médecins sans frontières (MSF), qui a intensifié sa présence à Port-au-Prince début mars. Elle a dû faire face à un nombre croissant de personnes blessées dans le chaos qui a embrasé la capitale haïtienne après l'annonce d'un report des élections générales.
Infirmière clinicienne spécialisée formée au CHUV, à Lausanne, Sonam Dreyer Cornut a été infirmière-superviseure pour MSF durant trois mois à Cité Soleil, le plus grand bidonville de l'agglomération de Port-au-Prince. Elle était notamment chargée d'y établir un système de soins d'urgence.
"Je suis arrivée sur la mission fin février, au moment d'une coalition des différents chefs de gangs. Cette coalition a permis de déplacer les conflits, qui ne se faisaient plus entre les gangs mais contre le gouvernement. Dans les premières semaines, il y a eu beaucoup d'affrontements et plusieurs zones se sont trouvées complètement coupées d'accès aux hôpitaux et cliniques. L'hôpital général, par exemple, a été pris par les groupes armés en mars-avril. C'est comme si vous aviez un hôpital comme le CHUV, le grand hôpital public de la zone, qui se retrouve fermé", raconte-t-elle mardi dans La Matinale.
Discuter avec tous les acteurs
En première ligne, MSF a mis en place un service d'urgence, un service de consultation ambulatoire et des équipes d'intervention rapide dans les zones bloquées. "Cela permet de stabiliser les patients. Après, on travaillait avec les autres hôpitaux pour les opérations et les cas plus lourds", explique-t-elle.
Lors de pareilles missions, le dialogue avec les acteurs locaux est essentiel, même lorsqu'il s'agit de gangs, explique l'humanitaire entrée chez MSF en 2016 et déjà engagée sur plusieurs missions dans des contextes difficiles. "Quand on est arrivés sur place, on a passé les messages, on a discuté avec tous les leaders communautaires avant de commencer, cela fait partie de l'intervention", souligne-t-elle.
C'est comme si on voulait mettre en place un giron ou un festival dans le canton de Vaud: on va d'abord discuter avec le syndic, l'administration, l'Office du tourisme, le paysan à qui on aimerait louer un champ... Une fois qu'on a l'accord de tout le monde, on va pouvoir mener nos interventions. Sauf que là, au lieu d'un syndic, c'est un chef de gang
"À MSF, on a trois grands principes: l'indépendance, la neutralité et l'impartialité. On arrive avec le message qu'on va soigner tout le monde, sans différenciation aucune. On communique ces principes, on annonce nos activités et notre champ d'actions. Que ce soit en zone de conflit ou pas, on a toujours ce même mode d'action", poursuit-elle. Une procédure qui évite d'être une cible des violences: "On venait en support, ça a été compris de tous."
Espoir et résilience de la population
Sonam Dreyer Cornut précise qu'il ne s'agit pas d'un "accord" passé avec les gangs. "On discute avec eux pour qu'ils sachent ce qu'on fait, quelles sont les lignes rouges à ne pas franchir. Ils sont assez au courant, ils savent très bien qu'à partir du moment où l'un de nos trois principes n'est plus respecté, ou que notre sécurité n'est pas garantie, on n'interviendra pas. Durant ma mission, en tout cas, c'était respecté."
Après le blocage des ports et de l’aéroport de Port-au-Prince en avril, qui a mis à mal l'approvisionnement de MSF et bloqué en grande partie le pays, l'humanitaire témoigne d'une "petite phase plus calme" avec la mise en place du gouvernement de transition. "On craignait une augmentation des conflits, de manifestations. Mais on n'a pas noté de développement majeur", dit-elle.
La population, elle, garde l'espoir du changement et sa résilience force l'admiration: "Pour ce que j'ai pu observer sur place, ils veulent que le changement vienne de la société, du bas, et qu'on leur en donne les moyens", témoigne la responsable de MSF. "Ils ne supportent plus cette situation de violence extrême quotidienne, mais les parents continuent d'amener les enfants à l'école, ils essayent de garder un semblant de normalité dans tout ce chaos. Je trouvais cela impressionnant, je les admire énormément pour ça!"
Haïti attend toujours l'arrivée d'un contingent de soldats venus du Kenya d'ici fin juin, pour épauler la police locale et tenter de ramener un peu de sécurité.
Pierrik Jordan avec Agnès Millot
Propos recueillis par Pietro Bugnon
Une crise des gangs issue des privatisations et de l'oligarchie
Le mandat du gouvernement de transition prendra fin au plus tard en février 2026. Il est chargé entre-temps de créer un conseil électoral provisoire pour organiser des élections libres et transparentes. Mais la population "a autant de défiance que d'espoir envers ce gouvernement. Donc il faut aussi redonner confiance en ses institutions publiques", souligne Frédéric Thomas.
"La crise actuelle est aussi largement le fruit d'une privatisation ou d'une captation de toutes les institutions publiques par une oligarchie qui a été jusqu'à utiliser les bandes armées", poursuit-il. "Et donc pour sortir de cette crise, il faut lutter contre la corruption, l'impunité et les inégalités."