Depuis plusieurs jours en Haïti, des bandes armées attaquent des sites stratégiques, notamment des postes de police et un centre pénitentiaire d'où se sont évadés des milliers de détenus. Un couvre-feu a été instauré par les autorités et prolongé d'un mois jeudi dans la capitale Port-au-Prince.
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Cette flambée de violences des gangs a provoqué la fuite de plus de 15'000 personnes et le système de santé du pays caribéen est "proche de l'effondrement", selon l'ONU. Le Conseil de sécurité des Nations unies s'est par ailleurs réuni en urgence cette semaine, alors qu'un chef de gang menaçait de "déclencher une guerre civile" si le Premier ministre haïtien Ariel Henry ne démissionnait pas.
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L'impunité des gangs
L'instabilité en Haïti n'est pas nouvelle. En 2021, après que le président Jovenel Moïse a été assassiné par des mercenaires, Ariel Henry, nouvellement nommé, accède au pouvoir sans véritable légitimité aux yeux de la population. "C'est un Premier ministre qui n'a jamais été élu. Il est perçu comme le représentant de la communauté internationale, beaucoup plus que celui des Haïtiens et Haïtiennes, et a un bilan social, politique, économique et sécuritaire catastrophique. Au cours des 30 derniers mois, la situation sécuritaire et sociale, déjà très problématique, n'a cessé de se creuser", résume dans l'émission Tout un monde Frédéric Thomas, chargé d'étude au Centre tricontinental (CETRI), une ONG basée en Belgique.
La poussée des violences est nourrie par l'impunité dont les bandes armées jouissent. Ariel Henry n'a jamais véritablement montré une volonté politique de les combattre
Sans élections organisées par le Premier ministre, il n'y a plus de députés au Parlement, plus de maires ni de police digne de ce nom. Les bandes armées occupent ainsi le terrain, en particulier Jimmy Chérizier - dit "Barbecue" -, ancien policier devenu puissant chef de gang. Aujourd'hui, ces gangs contrôlent 80% de Port-au-Prince.
"Cette montée en puissance est aussi nourrie par l'impunité dont ces bandes jouissent. Jusqu'à présent, Jimmy Chérizier n'a jamais été inquiété. Il est perçu par nombre d'organisations de droits humains locales et internationales comme le bras armé de l'administration de Jovenel Moïse. Mais Ariel Henry n'a jamais véritablement montré une volonté politique de combattre ces bandes armées et mettre fin à l'impunité", souligne Frédéric Thomas.
En Haïti, les gangs armés, considérés comme totalement hors de contrôle ces dernières années, sont présents depuis la chute du dictateur Jean-Claude Duvalier en 1986. "Les années 1990 ont été marquées par une lutte pour la mise en place d'institutions démocratiques, avec des élections libres et équitables pour la majorité des Haïtiens. Il y a eu un clash dans l'armée entre les personnes qui constituaient les forces de sécurité et celles plus loyales aux partis politiques. L'armée a été essentiellement abolie et les forces de sécurité ainsi que la protection de diverses régions ont été confiées à ce que l'on appelle des groupes auxiliaires, ou des groupes extra-militaires, qui sont devenus de facto des gangs", explique Matthew Smith, professeur d'histoire à l'University College de Londres.
Une dépendance aux Etats-Unis
Si ce petit pays des Caraïbes a connu quelques moments de stabilité et d'espoir démocratique qui ont mobilisé la population, notamment lors de la première élection à la présidence de Jean-Bertrand Aristide en 1991, ces périodes n'ont jamais réellement duré. Malgré une révolution au début du 19e siècle, Haïti reste très inégalitaire et dépendant des Etats-Unis économiquement et politiquement, rappelle Frédéric Thomas.
Les gangs sont devenus des aimants pour les jeunes hommes dépossédés [...], déçus par l'incapacité de l'État à leur fournir une éducation ou un emploi
Au lendemain de la chute des Duvalier, la communauté internationale a fait le pari d'ouvrir l'économie haïtienne contrôlée par quelques familles. "On a baissé les tarifs douaniers et Haïti est devenu le troisième ou quatrième importateur de riz américain, ce qui a inondé le marché haïtien et brisé la production locale", détaille le spécialiste. "Cette libération n'a fait que renforcer un peu plus les familles qui contrôlent l'économie haïtienne. Si bien que 40 ou 50 ans plus tard, on se retrouve toujours avec une économie concentrée aux mains du 1% le plus riche."
Le développement d'une réelle culture politique et d'un Etat fort a été freiné par cette dépendance, ce qui a permis aux bandes armées de recruter et engendré une hausse des meurtres et des enlèvements contre rançon. "Les gangs sont en quelque sorte devenus des aimants pour les jeunes hommes dépossédés, ceux qui ne voient actuellement aucune opportunité en Haïti. Ce sont des gens très en colère, déracinés, déçus par l'incapacité de l'État à leur fournir une éducation ou un emploi", précise Matthew Smith.
Une "solution haïtienne"
Les observateurs sont plutôt pessimistes quant aux perspectives politiques du pays. Une force d'interposition de policiers kényans doit se rendre prochainement dans le territoire caribéen, mais jusqu'à présent, les missions de l'ONU n'ont pas toujours apporté les résultats escomptés. Ariel Henry, qui s'était rendu au Kenya, est actuellement bloqué à Porto Rico et ne rentrera probablement pas en Haïti.
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Pour Diego Da Rin, consultant pour l'Amérique latine et les Caraïbes à l'ONG Crisis Group, il est impossible d'envisager de nouvelles élections avant un ou deux ans. L'expert table sur un gouvernement de transition, sur lequel travaillent depuis des mois des acteurs de la société civile. "Il y a au moins une dizaine de forces politiques qui sont en train de négocier comment construire une nouvelle structure de transition en se partageant le pouvoir. Les Haïtiens verraient ce nouveau gouvernement comme émanant d'une décision qui vient du pays, une solution haïtienne à la crise, et non pas une solution imposée par des forces internationales", note-t-il.
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Sujet radio: Francesca Argiroffo
Adaptation web: iar