C’est une constante dans les discours de Vladimir Poutine: faire référence au passé pour justifier l'agression de son voisin ukrainien. Le 24 février 2022, alors qu’un déluge de feu s’abat sur l’Ukraine et qu’une guerre éclate en plein cœur du continent européen, le maître du Kremlin s’adresse à la nation dans un long discours retransmis sur la télévision nationale russe. "J’ai décidé de mener une opération militaire spéciale pour protéger les personnes qui ont été soumises à un génocide par le régime de Kiev depuis huit ans. A cette fin, nous chercherons à démilitariser et à dénazifier l’Ukraine", annonce Vladimir Poutine.
"Il y a une propagande vraiment massive qui est à l'œuvre en Russie depuis 2014 et qui fonctionne très bien", analyse Korine Amacher, professeure d’histoire russe et soviétique à l’Université de Genève. "Beaucoup de personnes sont persuadées que les Ukrainiens sont collectivement des nazis." L'historienne souligne qu'à l'inverse le pouvoir présente la Russie "comme le pays du bien absolu qui vient libérer des populations d'Ukraine qui sont en grande majorité russophones et qui sont réprimées, voire victimes d’un génocide orchestré par une minorité néonazie qui se trouve au pouvoir." La référence à la Deuxième Guerre mondiale et au sacrifice de 20 millions d’hommes de l’Armée rouge pour vaincre le nazisme est une constante de la rhétorique russe pour justifier l’invasion de l'Ukraine.
Il y a une propagande massive qui est à l'œuvre en Russie depuis 2014 et qui fonctionne très bien.
De nouveaux manuels d’histoire sont progressivement introduits dans les programmes scolaires depuis la rentrée dernière. Un chapitre est consacré à "l’opération militaire spéciale", le nom donné par le pouvoir russe à la guerre en Ukraine. On peut y lire qu'"en Ukraine, les générations successives, à partir du début des années 1990, ont été élevées dans la haine de la Russie, grâce à des idées néonazies".
Répression des voix critiques
Le contrôle et la maîtrise de l’Histoire passe aussi en Russie par une répression impitoyable. L’ONG Memorial, créée en 1989 pour documenter notamment les crimes de l’ère soviétique, a été dissoute. L’un de ses fondateurs, Oleg Orlov, 70 ans, vient d’être condamné à deux ans et demi de prison pour avoir dénoncé la guerre en Ukraine. Une condamnation qui intervient peu après la mort de l’opposant numéro un au Kremlin, Alexeï Navalny, décédé dans des circonstances troubles alors qu’il purgeait une peine de dix-neuf ans de prison dans une colonie pénitentiaire de l’Arctique.
Une exception notable à cette répression massive: les mères et les épouses de soldats mobilisés sur le front. Mais, en réalité, leur influence et la portée de leur parole sont limitées. "On les laisse parler, mais elles ne dépassent pas une certaine limite", explique Korine Amacher. "Elles ne disent jamais : "on est contre la guerre, la guerre constitue une grave erreur, il faut arrêter cette guerre." Non, elles disent : "Donnez de bonnes conditions à nos hommes et faites les revenir"."
Malgré ce contexte de répression brutale et de violation des libertés fondamentales, Korine Amacher rappelle "qu'en février 2022, lorsque l'invasion a commencé, on a eu des milliers et des milliers de personnes qui ont manifesté contre la guerre." Elle souligne aussi le courage des milliers de personnes qui sont venues rendre hommage à Alexeï Navalny lors de ses obsèques, vendredi 1er mars, "en sachant très bien les risques qu'elles encouraient. Cela me donne de l'espoir."
En opposition à l'Occident
Au cœur de la stratégie de communication du Kremlin, l’opposition à l’Occident - considéré comme l’ennemi absolu et le responsable du conflit avec l’Ukraine - et la défense des valeurs traditionnelles. Dans son dernier discours à la nation, à quelques jours d’une élection présidentielle sans véritable opposition, Vladimir Poutine défend la posture d’une Russie garante d’un nouvel ordre moral mondial : "Nous voyons ce qui se passe dans certains pays, où l'on détruit délibérément les normes morales, les institutions et les familles, poussant des peuples entiers à l'extinction et à la dégénérescence." Les valeurs traditionnelles se placent au centre de la rhétorique de Vladimir Poutine qui entend se poser comme le rempart à un Occident qu’il juge décadent.
Olivier Kohler