Depuis la semaine dernière, des troupes russes ont à nouveau franchi la frontière pour lancer une attaque terrestre dans le nord-est de l'Ukraine, dans la région de Kharkiv. Selon le Conseil de sécurité nationale et de défense de l'Ukraine, 30'000 soldats russes seraient engagés dans cette nouvelle offensive.
En l'espace de quatre jours, les troupes du Kremlin ont réussi à s'emparer de plusieurs localités et à avancer en direction du village de Liptsy (nord de Kharkiv) et de la ville de Voltchansk (nord-est de Kharkiv), parvenant à former deux poches le long de la frontière pour un total de 130 kilomètres carrés.
Une opération attendue
Mardi, Kyrylo Boudanov, directeur du renseignement militaire ukrainien, a annoncé à la télévision publique que la situation dans la région de Kharkiv était "en voie de stabilisation". Une annonce confirmée par le président ukrainien Volodymyr Zelensky, mais démentie par Moscou, qui explique de son côté que les parties ouest et nord de Voltchansk "sont passées sous le contrôle des forces russes".
Si la situation reste floue, force est de constater qu'il s'agit là d'un échec pour Kiev, car l'opération était attendue. Depuis le début de l'année, divers rapports du renseignement ukrainien ont en effet montré que l'armée russe reconstituait des unités à la frontière nord pour une nouvelle offensive.
A Moscou, Sergueï Lavrov, ministre russe des Affaires étrangères, et Dmitri Peskov, porte-parole du Kremlin, avaient également à plusieurs reprises menacé d'attaquer l'Oblast de Kharkiv pour établir "une zone tampon", afin de se protéger des attaques transfrontalières, sur Belgorod notamment.
Pour expliquer cette défaillance de l'armée ukrainienne, les experts militaires pointent du doigt une zone frontalière où il a été difficile d'établir des fortifications. Depuis le début de la guerre, elle est en effet presque constamment sous le feu russe.
Les spécialistes continuent également à souligner le manque récurrent de munitions, de matériel militaire et d'effectifs pour faire face aux assauts russes.
Les unités n'étaient tout simplement pas prêtes à se battre
Pourtant, le problème est sans doute plus profond, comme l'explique sur le réseau social X Constantine Kalinovskiy, vétéran de l'armée ukrainienne: "Si le manque d'aide à l'Ukraine a grandement contribué à ce que nous constatons à Kharkiv, le problème clé reste le commandement qui n'a pas réussi à se préparer à une offensive russe attendue (...) les unités n'étaient tout simplement pas prêtes à se battre. Ce n'est pas seulement un manque de fortifications, c'est un manque de cohésion, une mauvaise communication, un mauvais positionnement."
Un constat partagé par Frontelligence Insight. "C'est le résultat de problèmes systématiques résultant d’un manque de compréhension des capacités et de l’état de préparation des brigades, ainsi que de problèmes de formation du personnel, conduisant à une incapacité à positionner et à allouer efficacement les ressources en cas de besoin", détaille sur X l'organisation spécialisée sur le conflit ukrainien et la recherche en sources ouvertes.
Nos plus hauts dirigeants militaires et politiques n’aiment pas les rapports négatifs. Signaler des problèmes est mal vu
Signe de la tension au sein du Haut commandement, Volodymyr Zelensky a annoncé lundi le limogeage et le remplacement du commandant des troupes ukrainiennes du front nord-est. Pour Constantine Kalinovskiy, la décision est justifiée, mais le problème de fond se trouve sans doute plus haut dans la hiérarchie.
"Nos plus hauts dirigeants militaires et politiques n’aiment pas les rapports négatifs. Signaler des problèmes est mal vu. Cela conduit les commandants à ne pas vouloir demander de l'aide et à ne pas rendre compte de la situation réelle, en essayant plutôt d'effacer les problèmes en espérant qu'ils n'éclateront jamais", analyse-t-il.
Kharkiv, hors de portée
Si les dernières avancées russes démontrent une partie des carences de l'armée ukrainienne, les analystes mettent en garde contre tout excès d'interprétation.
Les forces de Moscou ont pu avancer relativement rapidement au nord-est, mais il s'agissait essentiellement de territoires peu défendus et largement dépeuplés. Les véritables lignes de défenses se trouvent un peu plus au sud, entre Kharkiv et les villes frontalières.
Pour plusieurs experts, l'offensive russe a pour but, outre la création d'une zone tampon pour protéger Belgorod, de forcer les troupes ukrainiennes à quitter d'autres endroits du front. Interrogé par le New York Times, Franz-Stefan Gady, analyste militaire, explique que l'objectif est sans doute d'éloigner les forces ukrainiennes de Tchassiv Yar, l'un des derniers bastions de l'Oblast de Donetsk, situé plus au sud.
>> Relire à ce propos : Tchassiv Yar, la chute annoncée d'un des derniers bastions ukrainiens de la région de Donetsk?
Plusieurs analystes ont d'ailleurs déjà repéré l'arrivée de renforts en provenance d'unités qui ont récemment combattu dans la région de Tchassiv Yar, comme la 92e brigade d'assaut. Il est toutefois impossible en l'état de dire si ces hommes ont été relocalisés depuis Tchassiv Yar, ou s'il s'agit d'unités qui étaient en repos dans la ville de Kharkiv.
Avec 30'000 hommes, les Russes ne disposent en tout cas pas de forces suffisantes pour s'attaquer directement à Kharkiv, deuxième ville d'Ukraine avec ses 1,3 million d'habitants. "L'hypothèse la moins probable est que la Russie cherche à conquérir la ville", témoigne ainsi dans Le Figaro un officier français ayant requis l'anonymat.
Pas de percée ni de grande conquête. La Russie semble donc surtout chercher à créer une nouvelle menace pour forcer l'Ukraine à réallouer ses moyens et ses hommes, jusqu'à créer des brèches. "Les Ukrainiens sont dans la situation des Allemands en 1944: ils avaient encore des unités redoutables, mais insuffisamment pour tenir tous les fronts", conclut l'officier dans le quotidien français.
Une menace qui pourrait encore s'accentuer, les Russes ayant également massé des troupes de l'autre côté de la frontière en face de la ville de Soumy, à environ 150 km au nord-ouest de Kharkiv.
Tristan Hertig