Fin novembre, les rebelles syriens, menés par le groupe Hayat Tahrir al-Cham (HTS), ont lancé une offensive inattendue contre les forces gouvernementales, surprenant les experts par la rapidité de leur progression. En quelques jours seulement, ils ont ainsi pris le contrôle d'Alep, deuxième plus grande ville du pays, marquant leur première avancée significative depuis 2016.
Poursuivant leur avancée, ils ont capturé Hama, quatrième ville du pays, et se dirigent désormais vers Homs, une ville stratégique sur la route de Damas. Une progression rapide qui a mis en évidence les vulnérabilités des forces pro-Assad.
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Une rébellion dirigée par un groupe fondamentaliste
À la tête de l’offensive rebelle en Syrie se trouve Hayat Tahrir al-Cham (HTS), un groupe islamiste né en 2017 d'une fusion entre le Front Fatah al-Cham – l'ex-Front al-Nosra, qui était devenu la branche syrienne d'Al-Qaïda après avoir été affilié au groupe Etat islamique en Irak – et de plusieurs autres groupes rebelles syriens.
Son fondateur, Abou Mohammed al-Joulani, a été marqué par son passage en Irak, où il a combattu les forces américaines au début des années 2000 aux côtés d'Abou Mossab al-Zarkaoui, responsable de la branche irakienne d'Al-Qaïda. Finalement emprisonné, il rencontre dans les geôles irakiennes Abou Bakr al-Baghdadi, futur leader du groupe Etat islamique.
En 2013, en plein cœur de la guerre civile syrienne, il décide de faire rompre le Front al-Nosra avec le groupe EI pour rester fidèle à Al-Qaïda. Mais trois ans plus tard, au mois de juillet 2016, il annonce la séparation du groupe avec Al-Qaïda. C'est à cette occasion qu'il le renomme Front Fatah al-Cham.
Cette décision, approuvée par le chef d'Al-Qaïda, Ayman al-Zawahiri, est dévoilée dans une vidéo, où Abou Mohammed al-Joulani apparaît pour la première fois à visage découvert. Il explique que ce changement de nom et de structure vise à "protéger la révolution syrienne" et à "lever les prétextes de la communauté internationale" pour cibler le groupe, considéré comme "terroriste" par les États-Unis.
Derrière toutes ces transformations et changements d'appellations, la volonté d'Abou Mohammed al Joulani est claire: dédiaboliser le mouvement en l'ancrant dans la cause nationaliste de la révolution syrienne et renier le djihad global prôné auparavant. Une stratégie qui semble pour l'instant avoir porté ses fruits et qui explique en partie les succès militaires des derniers jours.
Un travail diplomatique de longue haleine
Dans une longue série de tweets sur X, Charles Lister, grand expert des dynamiques du conflit syrien et chercheur principal au Middle East Institute (MEI) de Washington, décrit un travail de sape de l'organisation pour convaincre les différentes tribus et autres notables des groupes religieux minoritaires de ne pas s'opposer à elle dans la région.
"Après avoir passé plus de quatre ans à s'engager avec des groupes qui lui sont traditionnellement hostiles, Hayat Tahrir al-Cham a développé un certain talent pour la diplomatie. Ces derniers jours, cette expérience a été mise à profit sur plusieurs fronts, avec des effets significatifs", commence-t-il.
"Dans les zones du nord de Hama par exemple, HTS a négocié intensivement avec les notables ismaéliens, mais aussi avec les commandants militaires du régime de Bachar al-Assad et avec les tribus sunnites, la plupart de ses pourparlers ayant abouti à des prises de pouvoir pacifiques, des sorties en toute sécurité et même quelques défections du régime, qui ne sont pas reconnues publiquement", continue-t-il.
L'expert rappelle aussi que le groupe HTS a promis des mesures de protection pour les minorités religieuses et ethniques, qu'elles soient alaouites, chrétiennes ou kurdes. D'après lui, il ne faut pas sous-estimer ces engagements, car ils sont sans précédent. "Abou Mohammed al-Joulani a passé des années à purger ceux qui critiqueraient de telles mesures. Il marche désormais sur un terrain plus stable", précise-t-il.
Mais pour d'autres chercheurs, à l'instar de Fabrice Balanche, spécialiste de la Syrie et maître de conférences à l'université Lyon II, la mue du groupe n'est qu'une façade. "Ils s'en sont éloignés pour des raisons tactiques, mais idéologiquement, le groupe reste Al-Qaïda (...) A Idleb, dans le nord-ouest du pays, ils ont fondé un émirat islamique du même type que celui implanté par le groupe EI à Raqqa – les exactions et les exécutions publiques en moins, pour ne pas trop attirer l'attention", précise-t-il.
Il faudra donc certainement du temps pour évaluer si les promesses de "tolérance" faites par HTS envers les minorités religieuses se traduiront dans les faits. Cependant, ce qui est certain, c’est que le groupe a consolidé son pouvoir régional en mettant en place une structure technocratique bien développée.
Au cœur de cette stratégie se trouve le "gouvernement du salut" (SSG), un organisme semi-technocratique composé de 11 ministères et de nombreuses institutions de service public. Cette organisation centralisée a permis à HTS de se présenter comme un gestionnaire compétent, renforçant son influence auprès de la population locale. Cette organisation administrative a donc joué un rôle clé dans la préparation et le succès de l’offensive actuelle, en asseyant la position de HTS dans la région.
Un groupe mieux armé face à un régime affaibli
Du point de vue strictement militaire, HTS et ses groupes alliés ont sensiblement investi au cours des quatre dernières années pour renforcer leur capacité, en devenant plus professionnels et en structurant davantage leur commandement. De la création d'une classe d'officiers à la formation de forces spéciales, mais aussi d'unités de nuit et de drones, ces changements ont profondément transformé les combats.
Ces nouvelles unités plus aguerries et mieux équipées, associées à la production à grande échelle de roquettes indigènes, ont créé une force d'environ 30'000 hommes contre laquelle le régime syrien peine désormais à se défendre. Un régime qui est lui-même de plus en plus affaibli, après plus d'une décennie de combats.
"La colonne vertébrale de l'armée syrienne a toujours été la communauté alaouite dont est issu Bachar al-Assad. Or, cette communauté a été saignée à blanc par la guerre, avec un tiers des hommes qui sont morts (...) il y a donc une profonde lassitude dans cette armée qui refuse de combattre si ce n'est pour protéger son territoire, son quartier, son village. Mais pour 15 dollars par mois, les soldats alaouites ne voulaient pas mourir pour Hama ou pour Alep", résume dans l'émission Forum Fabrice Balanche.
Pour tenir son territoire, le régime doit aussi pouvoir compter sur l'aide de miliciens iraniens, du Hezbollah libanais et de la Russie. Or tous ces alliés ont été très occupés sur d'autres théâtres d'opération ces dernières années et ces derniers mois, avec la guerre à Gaza, au Liban et bien sûr en Ukraine pour la Russie. Damas se trouve donc dans une position géopolitique très délicate.
Pour Fabrice Balanche, qui prévient qu'une prise de la ville d'Homs, dernier verrou avant la capitale, signifierait la fin de Bachar al-Assad, les alliés du régime pourraient le sauver. Mais la question est de savoir si cela en vaut maintenant vraiment la peine.
"Ils pourraient empêcher la chute du régime à condition d'y mettre les moyens. La Russie devrait détourner des forces d'Ukraine, notamment des forces aériennes, et l'Iran devraient pousser des milices chiites irakiennes en nombre à secourir le régime. Plusieurs dizaines de milliers d'hommes qui manquent cruellement à Damas. Pour l'instant, on ne voit pas ces mouvements. Est-ce qu'ils considèrent que c'est terminé? Qu'ils ne peuvent plus soutenir ce régime qui a perdu en 48 heures Alep, une ville qu'il avait mis quatre ans à reprendre aux rebelles? C'est toutes les questions qu'on peut se poser", conclut-il.
Tristan Hertig
Le rôle de la Turquie?
La récente offensive des rebelles syriens met aussi en lumière le rôle stratégique de la Turquie dans le conflit. Bien que les autorités turques nient toute implication directe dans cette opération, des analystes suggèrent que l'assentiment d'Ankara a été déterminant pour le lancement de l'assaut.
Cette offensive sert en effet les intérêts turcs en affaiblissant les forces kurdes affiliées au Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), que la Turquie considère comme une menace à sa sécurité nationale.
Lors de la prise d'Alep, HTS est arrivé à partir d’Idlib, dans l’ouest, alors que d’autres factions rebelles soutenues par la Turquie ont surgi à l’est, créant un encerclement de la ville.
Pour Ankara, l'objectif est double: maintenir une zone de sécurité dans le nord de la Syrie pour annihiler la menace kurde, mais aussi pour renvoyer un nombre conséquent des trois millions de réfugiés syriens actuellement en Turquie.
Le président turc Recep Tayyip Erdogan a d'ailleurs "souhaité" vendredi que l'avancée des rebelles en Syrie se "poursuive sans incident", estimant que leur objectif est bien Damas, la capitale.
Pour l'Occident, l'occasion de casser l'axe iranien
Bien que Hayat Tahrir al-Cham (HTS) soit officiellement considéré comme une organisation terroriste par les États-Unis et l'Union européenne, un renversement du régime de Bachar al-Assad orchestré par ce groupe pourrait paradoxalement être perçu comme bénéfique sur le plan géopolitique.
La chute d'Assad affaiblirait en effet sensiblement l'axe de la résistance reliant Téhéran, Damas et le Hezbollah libanais, qui représente une menace stratégique pour Israël et les intérêts occidentaux dans la région. Sans le soutien logistique de la Syrie, le transfert d'armes iraniennes au Hezbollah via le territoire syrien deviendrait considérablement plus difficile, réduisant ainsi la capacité militaire de la milice libanaise hostile à Israël. Une telle évolution renforcerait indirectement la sécurité de l'État hébreu.
En outre, si le risque d'un effondrement du régime d'Assad poussait Moscou à redéployer des ressources militaires en Syrie, il pourrait alléger la pression exercée par les forces russes sur l'Ukraine dans le cadre de la guerre en cours, offrant ainsi une fenêtre d'opportunité pour Kiev et ses alliés occidentaux.