En Ukraine, une nouvelle mobilisation tardive et partielle pour tenter de regarnir le front
Il aura fallu des mois de discussions au Parlement ukrainien pour qu'un texte législatif durcissant les critères de mobilisation soit voté, puis promulgué par le président Volodymyr Zelensky au mois d'avril 2024 (lire le détail dans le premier encadré). Preuve des dissensions et de la nature controversée de la loi, plus de 4000 amendements ont été déposés au cours des débats. Entré en vigueur le 18 mai, le texte doit permettre de recruter davantage de soldats pour regarnir le front, où l'Ukraine se trouve en infériorité numérique (lire le deuxième encadré).
Afin d'effectuer un rééquilibrage, Kiev souhaite donc recruter davantage avec son texte de loi. Mais combien de nouveaux soldats faut-il engager? Fin 2023, des divergences ont éclaté à ce propos entre Volodymyr Zelensky et Valery Zaloujny, alors commandant en chef des forcées armées. Sans que cela soit confirmé, ce dernier aurait estimé nécessaire de recruter 500'000 personnes, un chiffre jugé trop élevé par le président ukrainien.
Quelques mois plus tard, en février 2024 et quelques heures seulement avant d'être limogé, le général décrira dans un édito publié par CNN "l'incapacité des institutions ukrainiennes" à améliorer les niveaux d'effectifs des forces armées sans recourir à "des mesures impopulaires".
L'hypothèse d'une nouvelle mobilisation de 500'000 personnes semble depuis avoir été écartée. Dans les cercles d'experts militaires, on juge que jusqu'à 300'000 recrues pourraient être incorporées dans l'armée. Un chiffre toutefois là aussi contesté. Pour Oksana Zabolotna, analyste pour l'ONG ukrainienne The Centre of United Actions, seuls 50'000 soldats pourraient être recrutés avec la nouvelle loi.
Une mobilisation tardive
Pour la plupart des experts, cette nouvelle mobilisation est devenue impérative au moment où Kiev connaît des revers sur le front et qu'une offensive russe de plus grande ampleur est crainte cet été. Mais les mois de tergiversations au Parlement ukrainien pourraient coûter cher.
"Cette loi a été débattue et est mise en application avec une certaine lenteur, au moment le plus critique pour les Ukrainiens sur le terrain. Elle est finalement trop peu ambitieuse et arrive trop tard", décrypte pour France24 Guillaume Lasconjarias, historien militaire.
Egalement interrogé par la chaîne d'information française, le général Vincent Desportes, professeur de stratégie à Sciences Po et HEC, confirme: "C'est une mesure nécessaire, mais qui a été prise de manière trop tardive. Il va également falloir des mois pour qu'elle porte ses fruits. Il va falloir recruter, puis former les soldats, et ensuite les structurer en grandes unités", analyse-t-il.
Plus globalement, les deux experts remettent en doute les effets que pourrait avoir cette nouvelle mobilisation. Entre le recrutement de prisonniers, d'hommes qui ont fui à l'étranger ou ne se sont tout simplement pas déjà portés volontaires, le moral de ces nouvelles troupes pourrait ne pas être au beau fixe. "Le gouvernement ukrainien racle les fonds de tiroirs (...) même si elles sont mobilisées, ces personnes n’auront probablement pas le même allant que des volontaires", commente Vincent Desportes.
Un sondage réalisé au mois de février par Info Sapiens, un organisme ukrainien de recherche sociale, a ainsi révélé que 48% des hommes ne se disaient "pas prêts à combattre", contre 34% se disant "prêts" et 18% pour lesquels c'était "difficile à dire". Les tentatives de quitter le pays par des hommes ukrainiens ayant peur d'être enrôlés se sont aussi multipliées. La Roumanie a ainsi recensé plus de 6000 franchissements illégaux de sa frontière depuis le début du conflit. Des hommes qui, pour échapper à la guerre, n'hésitent pas à risquer leur vie, en franchissant des rivières ou en passant par des sommets encore enneigés. Plusieurs d'entre eux ont d'ailleurs péri au cours de leur traversée.
Pas de démobilisation en vue
Autre pierre d'achoppement de la nouvelle loi sur la conscription, l'absence d'une possibilité de démobilisation pour les troupes présentes sur le front depuis le début de la guerre. En place depuis février 2022, la loi martiale ne prévoit actuellement aucun mécanisme légal pour démobiliser les soldats engagés.
Or, une disposition devait être incluse dans la nouvelle loi. Elle prévoyait la démobilisation du personnel militaire après 36 mois de service et la rotation de ceux servant sur les lignes du front pendant plus de six mois. Des clauses qui ont finalement été retirées de la législation à la dernière minute suite aux appels des dirigeants militaires, qui ont affirmé qu’elles affaibliraient l’Ukraine en facilitant le retrait du personnel militaire le plus expérimenté sans fournir de remplaçants suffisamment formés.
Une décision qui s'explique donc militairement mais qui reste sujette à controverse en Ukraine. Des épouses de soldats ont notamment manifesté à plusieurs reprises cette année pour exprimer leur désarroi. Cette décision pourrait aussi avoir un impact important sur le moral des troupes.
>> Relire à ce sujet : Alors que l'âge de la mobilisation va être abaissé en Ukraine, les femmes de soldats désespèrent
L'impasse démographique
Mais pour de nombreux analystes et commentateurs, le coeur du problème de cette loi réside dans l'abaissement relatif de l'âge de mobilisation. En passant de 27 à 25 ans, l'Ukraine reste en effet loin des standards. Dans la plupart des pays, une invasion aurait poussé les gouvernements à recruter des soldats dès leurs 18 ans.
Interviewé par Le Monde, Taras Chmut, analyste militaire et ancien sous-officier de l'armée ukrainienne, juge par exemple que la mobilisation devrait commencer dès 20 ans. Pour lui, même si la mesure est "terrible", elle permettrait de former un million d'hommes. Il ajoute que les jeunes sont devenus essentiels dans cette guerre, car ils sont "en bonne santé physique" mais aussi plus habiles avec la technologie, désormais indispensable.
En visite au mois de mars en Ukraine, le sénateur américain de Caroline du Sud Lindsey Graham s'est aussi ouvertement questionné sur cette limite. "Vous vous battez pour votre vie. Vous ne devriez donc pas seulement servir à 25 ou 27 ans. On a besoin de plus de monde sur le front", a déclaré le républicain lors d'une conférence de presse.
Pour Vincent Desportes, il y a là surtout le risque d'un mauvais signal envoyé à l'Occident. "Cela montre que la volonté ukrainienne de se défendre existe, mais n'est pas totale (...) Kiev demande des armes, de l'argent (...) mais les députés ne semblent pas tant persuadés qu'il faille une mobilisation totale pour défendre l'existence de l'Ukraine", analyse-t-il.
Mais pour l'administration de Volodymyr Zelensky, le défi de l'enrôlement des plus jeunes est complexe. La démographie ukrainienne a été fortement marquée au cours des Première et Seconde Guerres mondiales A chaque conflit, moins de naissances étaient répertoriées, ce qui a conduit à des générations d'adultes moins nombreuses. Un déclin dont les effets se sont fait ressentir pendant des décennies.
En 1991, à la chute de l'Union soviétique, le taux de natalité a encore une fois drastiquement chuté, effet direct d'une grave dépression économique. Un choc qui a encore une fois duré plus d'une décennie et créé la plus petite génération de l'histoire moderne ukrainienne, les 18-27 ans, qui sont désormais, selon le New York Times, deux fois moins nombreux que les quarantenaires en Ukraine. Une réalité démographique qui explique que l'âge moyen des soldats ukrainiens soit supérieur à 40 ans.
Pour le pouvoir ukrainien, mobiliser des soldats plus jeunes comporte donc le risque de détruire une génération entière. Un risque d'autant plus tangible que des millions de jeunes femmes ont quitté le pays depuis le début de la guerre, ce qui accroît encore le péril démographique pour le pays.
Confrontée à des problèmes similaires, la Russie garde quant à elle l'avantage d'avoir un bassin de population trois fois plus nombreux.
Tristan Hertig
Limite d'âge abaissé et registre en ligne
Dans le détail, la nouvelle loi de conscription s'articule autour de deux éléments centraux: l'abaissement de l'âge de mobilisation, qui passe de 27 à 25 ans, et l'obligation pour tous les hommes ukrainiens de 18 à 60 ans de s'inscrire auprès de l'armée.
Pour cela, un registre en ligne a notamment été créé. Il doit permettre à Kiev d'avoir une meilleure vue d'ensemble. De plus, tous les hommes inscrits ont l'obligation d'avoir sur eux en permanence leur document d'enregistrement et d'être en mesure de le montrer lors de contrôles policiers ou militaires. Pour les hommes ukrainiens réfugiés en dehors de l'Ukraine et en âge de combattre, il faudra également posséder ce document pour continuer à recevoir des services consulaires et se faire délivrer un passeport. Seule la délivrance de cartes d'identité pour rentrer en Ukraine est maintenue pour cette catégorie.
A cela s'ajoute une augmentation des sanctions pour ceux qui refusent de répondre à l'appel de la mobilisation. L'amende pour les réfractaires passe ainsi de 510 hryvnias (11,8 francs) à 8500 hryvnias (198 francs). La pénalité pour les récidivistes est quant à elle de près de 210'000 hryvnias (4733 francs), alors que le salaire moyen mensuel en Ukraine est d'environ 565 francs.
Enfin, dans un projet de loi annexe adopté le mercredi 8 mai, les députés ukrainiens ont également décidé de permettre à certaines catégories de prisonniers d'aller combattre sur le front en échange d'une amnistie. Une mesure qui concernera toutefois uniquement les détenus volontaires et qui ne sera pas applicable dans le cas de condamnations pour crimes graves comme les meurtres, les violences sexuelles ou les atteintes à la sécurité nationale.
Les effectifs réels difficiles à connaître
Avant l'invasion, près de 250'000 personnes servaient dans l'armée ukrainienne. Un chiffre qui a bondi après le début des combats, grâce à un afflux de volontaires. Si le brouillard de guerre interdit désormais d'accéder à des chiffres précis sur les effectifs, mais aussi les pertes, on estime à plus de 800'000 le nombre de soldats engagés, auxquels s'ajoutent les membres de la Garde nationale et d'autres formations, pour un total d'un million d'Ukrainiens en uniforme.
Interviewé par la CNN au mois de février 2024, un conseiller de Volodymyr Zelensky estimait toutefois que seuls 200'000 ou 300'000 soldats avaient servi sur la ligne de front, ajoutant que les autres se trouvaient "très loin de la guerre". L'armée ukrainienne est en effet souvent critiquée par les experts pour son appareil bureaucratique gonflé, composé de trop d'unités administratives.
Côté russe, on évalue que le Kremlin s'est lancé en février 2022 dans sa guerre éclair avec des effectifs d'environ 200'000 soldats. Un nombre qui n'a depuis cessé d'augmenter, malgré les lourdes pertes au cours des combats. Le Royal United Services Institute (RUSI), un groupe de réflexion britannique spécialisé sur les questions de Défense, estime que les troupes sont passées à 360'000 hommes début 2023, 410'000 au mois de juin de la même année et 470'000 début 2024. En janvier 2024, Vladimir Poutine a annoncé de son côté que 600'000 soldats russes étaient présents sur le front.
Si de part et d'autre, les chiffres restent sujets à interprétation, tous les soldats ukrainiens qui ont pu s'exprimer dans les médias soulignent des problèmes de sous-effectifs. Des commandants vont même jusqu'à dire que sur certaines parties du front, le rapport des forces est de un à dix en faveur de la Russie. Une tendance qui semble s'exacerber, alors que la Russie a lancé début mai une nouvelle offensive dans la région de Kharkiv et que des troupes sont encore massées aux frontières nord de l'Ukraine.
>> Relire à ce propos : A Kharkiv, la tactique russe de fixation des forces ukrainiennes fonctionne