Publié

Être endetté en Chine, une "exécution sociale"

L’Assemblée nationale populaire compte près de 3000 délégués. [Reuters - Damir Sagolj]
Endettée en Chine: "c'est une exécution sociale" / Tout un monde / 5 min. / le 5 mars 2024
La reprise économique se fait toujours attendre en Chine. Entre baisse de revenus, crise de l’immobilier et chômage des jeunes, le nombre d'individus criblés de dettes, inscrits sur la liste noire du gouvernement, n'a jamais été aussi élevé.

La liste noire du gouvernement chinois, destinée à répertorier les mauvais payeurs et à les sanctionner, s'est allongée de 30% en trois ans.

Comme le rapportait le Financial Times en décembre dernier, le répertoire judiciaire contenait 5,7 millions de noms début 2020. Fin 2023, il en recensait plus de 8,5 millions, autant d’individus dont la vie a basculé.

Une "exécution sociale"

Après avoir vu ses trois restaurants fermer, Madame Yang s'est retrouvée sur cette liste noire. Financés via des emprunts personnels, les établissements ont tous succombé aux mesures anti-Covid draconiennes du pouvoir chinois.

"Avec la rupture de l’approvisionnement et la chute de mes revenus, les dettes ont commencé à s’empiler", témoigne-t-elle dans l'émission Tout un monde. "Après des mois d’arriérés, plusieurs de mes créanciers se sont impatientés. Ils ont saisi la justice, qui m’a placée sur liste noire".

>> Lire aussi : Malgré la reprise, les secteurs clefs de l'économie chinoise rencontrent des difficultés

Aujourd'hui, Madame Yang se retrouve ostracisée, sa consommation personnelle étant limitée. "Je ne peux pas prendre l’avion ou le train. Je suis exclue des plateformes d’achats et de paiements", explique-t-elle. Privée d’accès aux applications mobiles WeChat et Alipay, devenues incontournables en Chine, elle ne peut plus y transférer ou recevoir d’argent. Son statut, rattaché à son numéro d’identité, s’affiche partout.

"C’est très difficile. Je ne peux aller nulle part. Mes interactions sont limitées", poursuit Madame Yang. "C’est une sorte d’exécution sociale. Je ne peux plus rien faire, c’est effrayant."

Un cercle vicieux

Le phénomène représente 1% seulement de la population active, mais la vitesse avec laquelle le nombre d’individus sanctionnés a gonflé est significative. Le phénomène coïncide en outre avec la dégradation de l’économie chinoise. Madame Yang décrit une atmosphère générale morose. Face au ralentissement accéléré de la croissance, les perspectives des jeunes générations sont aujourd’hui limitées.

Il y a un grand danger que la Chine ne s’enfonce durablement dans la déflation

Georges Magnus, économiste au Centre pour la Chine à l’Université d’Oxford

"Les années fastes sont derrière nous. Tout le monde a peur de s'appauvrir", estime-t-elle. "L’espoir s’effrite et quand il n’y a plus d’espoir, les gens baissent les bras."

Dans une telle ambiance, les Chinois ne dépensent pas, préférant mettre leur argent de côté. Traditionnellement économe en raison d’un système social lacunaire, le gros de la population a toujours limité sa consommation. Trois années de politique zéro-Covid stricte et le fléchissement de la croissance ont cependant accentué la tendance.

Georges Magnus, économiste au Centre pour la Chine à l’Université d’Oxford, met en garde contre un dangereux cercle vicieux. "Il y a un grand danger que la Chine ne s’enfonce durablement dans la déflation", explique-t-il. "Si la tendance ne s’inverse pas, il y aura un grave impact sur l’économie."

Michael Pettis, professeur de finance à l’Université de Pékin, partage cette analyse, rappelant que le niveau de consommation en Chine se trouve déjà en temps normal parmi les plus faibles au monde. "Les ménages chinois ne conservent que 50% de la richesse produite par la croissance contre 70 ou 80% dans la plupart des autres pays", indique-t-il en soulignant la nécessité de mieux répartir les fruits de la croissance pour renforcer la consommation.

>> Revoir le reportage du 19h30 sur l'économie chinoise :

Entre une consommation en berne et un taux de chômage record chez les jeunes, l’économie chinoise entre en déflation
Entre une consommation en berne et un taux de chômage record chez les jeunes, l’économie chinoise entre en déflation / 19h30 / 2 min. / le 1 septembre 2023

Inaction du gouvernement

Face à cette situation, beaucoup dénoncent l'inaction du gouvernement et demandent des mesures sociales. Un renforcement des assurances chômage, maladie ou encore des subventions aux familles pourrait représenter une solution.

Jusqu'à présent, les autorités chinoises se sont passées de ces mesures redistributives, car la croissance économique était générée non pas par la consommation, mais par les investissements. Le gouvernement a longtemps surfé sur l’activité engendrée par la construction de routes, de ponts, de chemins de fer, d’aéroports. Le pays, qui manquait cruellement d’infrastructures, a largement bénéficié d’un effet de rattrapage ces dernières décennies. Aujourd’hui surdotée en aménagements, la Chine doit trouver un nouveau moteur de croissance.

Le gouvernement doit absolument se tourner vers les consommateurs chinois, préconise Michael Pettis. D’où le nécessaire renforcement des ménages via une redistribution des richesses grâce à l’Etat social. Un défi idéologique pour le Parti communiste chinois, reconnaît l’économiste. 

"Un transfert aussi énorme du pouvoir économique n’est pas possible sans, dans le même temps, opérer un transfert du pouvoir politique", affirme-t-il. Cet avis est largement partagé par George Magnus: "Ce transfert de richesses et de pouvoir de l’Etat vers les individus, pour des Léninistes, ce n’est pas souhaitable. Ils sont donc coincés."

>> Réécouter le reportage de La Matinale sur le défi pour la Chine de développer la consommation domestique :

Pekin et ses buildings futuristes. [Keystone - EPA/Wu Hong]Keystone - EPA/Wu Hong
La Chine tente de se tourner vers son marché intérieur, sans succès pour l'instant / La Matinale / 1 min. / le 6 mars 2023

Si elle renonce à renforcer son réservoir colossal de consommateurs, la Chine se priverait d’un puissant moteur dont le potentiel s’affaiblit déjà avec le vieillissement de la population, l’autre grande menace pour l’économie.

Michael Peuker/edel

Publié