Le directeur de recherche émérite au CNRS estime que la fuite de Sheikh Hasina est surprenante, au vu de "la maîtrise du pouvoir qu'elle s'est construite en violant successivement les règles démocratiques". Il note aussi que "la Première ministre a tout fait pout juguler l’opposition".
Mais le chercheur propose des pistes d'explication pour comprendre comment la femme forte du pays a été contrainte d'abandonner le poste qu'elle occupait depuis 2009, après un premier mandat entre 1996 et 2001. Il met aussi en évidence trois acteurs qui jouent un rôle important dans ces événements: les étudiants, l'armée et l'Inde.
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Revendications pour l'emploi
Tout est né de la colère des étudiants qui réclament la fin du système d'emplois dans la bureaucratie réservés aux membres des familles qui avaient milité en faveur de l'indépendance vis-à-vis du Pakistan en 1971.
La Première ministre, fille de Sheikh Mujibur Rahman, le père fondateur du pays assassiné en 1975, avait supprimé ce système, qui a ensuite été restauré par décision de justice, rappelle Jean-Luc Racine.
Il n'en reste pas moins que ces quotas sont pointés du doigt pour "créer une clientèle fidèle au pouvoir au sein de la bureaucratie". Le spécialiste rappelle également qu'il faut prendre en compte le manque d'emplois pour une grande partie de la jeunesse. Ce contexte a été aggravé par "les violences policières et les tueries" durant les manifestations, lors desquelles plusieurs centaines de personnes sont mortes. A cela s'ajoutent "les maladresses oratoires" de Sheikh Hasina, qui a comparé les manifestants aux opposants à l'indépendance du pays.
"Tous les éléments ont été mis en place pour qu'on passe de la revendication sur l'emploi à la demande de démission de la Première ministre", résume Jean-Luc Racine.
L'armée au cœur de la crise
Le spécialiste relève que c'est avant tout la police et les paramilitaires qui ont œuvré à la répression des protestations estudiantines.
L'armée a certes été ensuite appelée en renfort. "Mais certains généraux, dont le chef de l'armée récemment nommé, n'étaient pas tout à fait sur cette ligne", souligne Jean-Luc Racine.
Et c'est le chef de l'armée, le général Waker-Uz-Zaman, qui a annoncé la formation d'un gouvernement de transition. "On peut supposer que ce rôle de l'armée a été déterminant dans la décision de l'ancienne Première ministre d'abandonner le pouvoir et de fuir le pays", estime l'analyste.
Les étudiants ne veulent pas d'un gouvernement militaire
Cette crise met ainsi en évidence deux acteurs majeurs: les mouvements étudiants et l'armée. A entendre Jean-Luc Racine, il faudra les garder à l'œil. D'ailleurs, leurs leaders discutent mardi.
"Le mouvement étudiant pose ses conditions à l'armée, en disant qu'il ne veut pas d'un gouvernement sous contrôle des militaires et encore moins d'un gouvernement militaire. Il avance le nom du prix Nobel de la paix bangladais Muhammad Yunus, célèbre pour avoir inventé le micro-crédit, pour être le conseiller ou le leader de ce gouvernement de transition", détaille le spécialiste. L'économiste âgé de 84 ans s'est dit mardi prêt à gouverner.
Mardi, les étudiants ont par ailleurs obtenu une autre victoire. Le président Mohammed Shahabuddin a dissous le Parlement, une autre de leurs revendications. A l'instar du principal parti d'opposition, ils réclament la tenue d'élections d'ici trois mois.
Ne pas oublier le voisin indien
Un troisième acteur est également à surveiller: l'Inde, qui se trouve "en première ligne" et où s'est réfugiée Sheikh Hasina.
"Son gouvernement avait soutenu Sheikh Hasina par rapport à une opposition un peu plus ouverte aux islamistes", relève Jean-Luc Racine. Le voisin du Bangladesh redoute notamment que les troubles se retournent contre la minorité hindoue. "L'Inde surveille tout cela comme le lait sur le feu", souligne l'expert.
Le ministre indien des Affaires étrangères Subrahmanyam Jaishankar a d'ailleurs dit mardi rester "profondément préoccupé jusqu'à ce que l'ordre public soit clairement rétabli" au Bangladesh.
Propos recueillis par Isabelle Cornaz
Texte web: Antoine Michel
La Suisse "suit de près" la situation
La Suisse "suit de près" les développements actuels au Bangladesh, indique mardi le Département fédéral des affaires étrangères (DFAE) sur X.
La Suisse est "préoccupée et attristée par les pertes de vie sans précédent depuis mi-juillet", ajoute le DFAE. Et d'appeler à la retenue et à la préservation de la sécurité de tous, y compris des minorités.
Tard lundi soir, le DFAE avait indiqué qu'il déconseillait désormais de se rendre au Bangladesh pour des voyages touristiques et non urgents.