La présidentielle américaine a déchaîné les passions bien au-delà des frontières des Etats-Unis. Cet intérêt illustre, comme bien d'autres, notre rapport très singulier à ce pays, mêlant à la fois des éléments de fascination, comme des considérations beaucoup plus critiques à l'égard de la première puissance mondiale. Politique, économie, culture, la domination américaine opère toujours sur de nombreux pans de sociétés toujours plus mondialisées.
Professeur d'histoire internationale à l'Université de Genève, Ludovic Tournès est l'auteur de "Américanisation. Une histoire mondiale" (Fayard, 2020). Il explique comment le mythe de l'Ouest, notamment à travers le cinéma, a opéré comme un formidable outil d'influence à l'intérieur même des Etats-Unis, comme à l'étranger.
Genre très populaire entre les années 1920 et 1960, le western est un exemple emblématique selon lui, qui représente "à la fois un spectacle et un manuel d'éducation civique à l'histoire et aux valeurs américaines." "Le western présente une version magnifiée, mythifiée, reconstruite de l'histoire américaine, où on trouve toujours au détour d'un plan, des séquences sur la Constitution américaine, les valeurs, la loi, les grands personnages de l'histoire américaine. C'est souvent présent de façon assez feutrée, mais c'est pratiquement toujours là", poursuit Ludovic Tournès, invité dans l'émission Géopolitis.
Du western à la Silicon Valley
Depuis la dernière partie du 20ᵉ siècle, quelques grandes entreprises américaines dominent le marché mondial du numérique, d'autant plus après l'apparition d'internet. La panne informatique mondiale l'été dernier a encore mis en lumière l'extrême dépendance à ces quelques géants, souvent réduits à l'acronyme Gafam, pour Google, Apple, Facebook (Meta), Amazon et Microsoft.
Dans cette révolution numérique, "en l'espace d'une décennie, ce sont des entreprises américaines qui ont pris la main sur ce processus", relève Ludovic Tournès. Il rappelle que les Etats-Unis étaient déjà en pointe lors des évolutions techniques et technologiques il y a un siècle: "Au début du 20ᵉ siècle, vous avez, dans une période aussi très resserrée, l'expansion de l'aviation, de l'automobile, du phonographe, du cinématographe, qui sont les nouvelles technologies de l'époque et qui sont tous des secteurs émergents dans lesquels les Etats-Unis ont pris la tête rapidement."
Entre fascination et résistance
S’il est un domaine qui s’est pleinement inscrit dans ce processus d’américanisation, c’est celui de l’économie. Les modèles de production et l’organisation du travail qui en découle ont séduit quantité d'industriels dans le monde. Ce fut particulièrement le cas au début du 20ᵉ siècle dans le secteur de l’automobile. En France, André Citroën et Louis Renault n’ont pas hésité à traverser l’Atlantique pour observer les méthodes d’Henri Ford, précurseur du travail à la chaîne.
La langue est un autre domaine où le "soft power" américain a beaucoup joué. Même si la diffusion de l’anglais est d’abord liée, à l'origine, à la colonisation britannique, elle a pris une toute autre ampleur avec l'influence américaine. La pop culture, cinéma, séries ou musique y a largement contribué. La langue anglaise est aujourd'hui la langue la plus parlée au monde, en additionnant langue maternelle et langue secondaire.
Une prédominance vécue parfois comme une menace, comme au Québec. Là où le gouvernement défend farouchement son héritage francophone. "Le cas du Québec est à la fois particulier et significatif d'un mouvement général", analyse Ludovic Tournès. "Le rapport aux Etats-Unis, en Europe, d'une manière générale, mais aussi dans d'autres pays du monde, est un rapport très ambigu de fascination et de répulsion. Fascination devant le modèle de modernité que les Etats-Unis ont voulu et ont réussi à incarner partiellement pendant une partie du 20ᵉ siècle. Et puis, répulsion face à, je dirais, le volontarisme, voire l'agressivité des stratégies d'exportation étatsuniennes, à la fois de ses produits, mais aussi de ses valeurs et de sa culture", détaille le chercheur.
D'un modèle de modernité, l'image des Etats-Unis s'est progressivement dégradée "en grande partie du fait de leurs activités internationales, de leur politique étrangère", souligne Ludovic Tournès, qui évoque le tournant de la guerre du Vietnam, puis des opérations en Afghanistan et en Irak. Les attentats du 11-Septembre représentent à ce titre "un moment important dans la prise de conscience qu'une partie très importante du monde les déteste", dit-il.
"Dominants, mais pas hégémoniques"
Les Etats-Unis ont développé des outils pour promouvoir leur vision, leurs idéaux comme leurs produits. "Ils ont réussi à prendre possession d'une partie de l'imaginaire mondial, en tout cas, d'une partie de l'humanité, au sens où ils sont devenus un modèle pendant une partie du 20ème siècle et où le rayonnement à la fois économique culturel est sans précédent dans l'histoire contemporaine", ajoute Ludovic Tournès.
"Mais pour autant, le monde n'est pas devenu étasunien [...] Les Etats-Unis en réalité n'ont jamais été hégémoniques. Même pendant la Guerre froide, il y avait une bonne partie du monde qui n'adhérait pas au système américain et c'est toujours le cas aujourd'hui", conclut-il.
Mélanie Ohayon