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Il y a vingt ans, la France se lançait dans son combat contre le voile à l'école

En 2004, un proviseur demande à une élève de retirer son voile. [AFP - François Lo Presti]
Il y a 20 ans, la France votait sa première loi interdisant les signes religieux à l'école / Le Journal horaire / 32 sec. / le 17 mars 2024
Le 15 mars 2004, la France interdisait des signes ostensiblement religieux à l'école. Si elle concerne toutes les religions, la loi cible particulièrement le foulard islamique. Et 20 ans plus tard, les résultats sont ambivalents, alors que la société française s'enlise toujours plus dans les tensions communautaires et l'islamophobie.

C’est à partir de 1989 qu'émerge en France le débat public sur le port du voile dans les établissements scolaires, lorsque trois jeunes filles musulmanes sont exclues de leur établissement de Creil (Oise), petite ville à une quarantaine de kilomètres au nord de Paris.

L'affaire fait grand bruit à l’époque. Les avis sont divisés. Les lycéennes reçoivent notamment le soutien de SOS Racisme et du ministre socialiste de l'Education Lionel Jospin. Ce dernier saisit le Conseil d’Etat, qui statue alors que le port du voile islamique est compatible avec la laïcité.

Il estime par ailleurs que seule une menace au fonctionnement de l'établissement justifierait une exclusion. En décembre 1989, le ministre publie ainsi une circulaire laissant la liberté aux enseignantes et aux enseignants d’accepter ou de refuser le voile en classe, au cas par cas.

"Extension du domaine de l'exclusion"

Après une seconde circulaire ministérielle en 1994 qui laisse un flou juridique important (voir encadré), le pouvoir de droite va légiférer en 2003 pour interdire explicitement tout signe religieux visible dans les écoles, au nom de la laïcité. Cette "Loi sur le port de signes religieux ostensibles" sera largement votée à l'Assemblée en mars 2004.

Par la suite, d'autres "affaires" agiteront régulièrement le débat public, toujours au nom de la laïcité: les accompagnatrices de sorties scolaires (dès 2006, régulièrement remis sur le tapis jusqu'en 2021); le voile à l'université (dès 2013); le burkini – un maillot de bain couvrant le corps et les cheveux – à l'été 2016. Plus récemment, c'est l'abaya, robe longue traditionnelle considérée par certains comme une façon de manifester une appartenance religieuse, qui a été bannie des écoles françaises.

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"Il y a eu une forme de surenchère autour de cette loi, dans une logique d’extension du domaine de l’exclusion", observe Patrick Simon, socio-démographe à l'Institut français d'études démographiques (INED), spécialiste de l'intégration et des discriminations. Pourtant, selon lui, on peut voir une véritable contradiction entre cette loi et celle contre les discriminations. "Elle permet de justifier des discriminations au nom de la laïcité", estime-t-il.

Une loi claire, mais des résultats en demi-teinte

La loi clarifie le cadre légal et harmonise les pratiques. Ainsi, bien qu'encore contestée, elle est désormais intégrée. "Vingt ans après, il n'y a effectivement pas de signes religieux à l’école, et il n'y a pas de mouvement large dans la société pour revenir dessus", souligne Patrick Simon. "Mais on voit aussi qu’elle n'est pas forcément comprise ou acceptée chez les jeunes. Il y a un vrai malentendu!"

Selon un sondage Ifop de 2020, 51% des Françaises et Français de moins de 25 ans se disaient alors favorables au port de signes religieux dans les entreprises, contre 24% pour l'ensemble de la population.

Un autre plus récent de l'Institut Jean Jaurès relève que les jeunes de 18-30 ans sont tendanciellement plus sceptiques que leurs aînés vis-à-vis d'une application coercitive de la laïcité. Un peu moins de la moitié se disent favorables à une visibilité religieuse dans les écoles publiques. Un peu moins d'un tiers s'y opposent. Pourtant, la laïcité n’'évoque des "sentiments négatifs" que pour 5% des sondés. Le chiffre monte à 11% chez les jeunes de confession musulmane.

"Discrimination légale"

Au-delà des statistiques et des ressentis, plusieurs spécialistes portent un regard critique sur les effets concrets de la loi, en particulier en matière de discrimination et d'inclusion professionnelle. En 2013, un rapport commandé par le gouvernement parle même de "discrimination légale".

En plus de comporter "de manière implicite une logique discriminatoire, qui joue au final sur la perte de confiance dans l'institution scolaire", une telle loi sert aussi "de justification pour une extension des pratiques discriminatoires dans de nombreux secteurs", comme les entreprises, les cantines scolaires ou les services publics, écrivent les auteurs.

En 2020, une étude américaine publiée dans la revue American Political Science, basée sur l'Enquête Emploi (2003-2012) et sur l'enquête "Trajectoires et origines" de l'INSEE et l'INED, observe que la loi a réduit le niveau d'études secondaires des filles musulmanes qui ont vécu le changement de législation durant leurs études, et affecté leurs trajectoires professionnelles et personnelles.

Renforcement identitaire

Une manifestation en 2004 contre la loi [AFP - ERIC CABANIS]
Une manifestation en 2004 contre la loi [AFP - ERIC CABANIS]

Les chercheurs notent aussi une augmentation du sentiment de discrimination, qui se traduit chez ces femmes par une "réaffirmation de leur appartenance à la fois à la France et à leur communauté religieuse". Plus généralement, ils rappellent que les interdictions du voile ont tendance à "accroître la religiosité et l'identification à une minorité".

"S'il y avait le projet de réduire le port du voile dans la société française, c'est raté. Mais il est difficile d'isoler et d'évaluer le rôle de l’école dans cette dynamique", commente Patrick Simon, qui note aussi un effet de réaffirmation, par réactance, d'identités à la fois musulmanes et françaises.

Selon lui, cette loi augmente aussi la conflictualité en milieux scolaires. "Il y a un scénario, tous les matins devant les écoles, consistant à contrôler que les filles enlèvent leur voile. C'est une activité de police des vêtements discutable. Et pour les équipes pédagogiques, cela génère une source de conflit latent", souligne-t-il.

Quelle est la situation en Suisse?

En Suisse, l'approche est différente. D'une part, la tradition n'est pas celle de vouloir "invisibiliser le religieux", rappelait l'année dernière la sociologue Mallory Schneuwly Purdie, du Centre "islam et société" de l’Université de Fribourg, dans une interview au journal Le Temps.

Au niveau législatif, aucune loi fédérale ne régit la question. La Constitution garantit simplement la liberté de croyance et de conscience ainsi que la neutralité de l'école. Une jurisprudence du Tribunal fédéral (TF) de 1997, consécutive à une décision du Conseil d'Etat genevois de licencier une enseignante du primaire convertie à l'islam, admet que l'interdiction porte atteinte à la liberté religieuse, mais statue que le caractère obligatoire de l'école publique et la protection de la personnalité des jeunes enfants rend cette restriction légitime. Elle reste valable encore aujourd'hui.

Pas d'interdiction pour les élèves

En revanche, le port du foulard par les élèves reste considéré comme relevant de la sphère privée et n'est donc pas interdit. Dans une prise de position en 2011, la Commission fédérale contre le racisme rappelait que "l'école doit par principe respecter le droit des parents en matière d’éducation religieuse […] pour autant que les droits fondamentaux de l'enfant ne soient pas lésés ou que le fonctionnement de l’école ne soit pas perturbé".

Cette question a aussi fait l'objet d'une décision du TF qui a considéré, en décembre 2015, que l'interdiction du voile n'est pas nécessaire pour garantir un enseignement efficace, et qu'elle constituerait une atteinte grave à la liberté religieuse. En juillet 2013, il avait déjà désavoué la commune de Bürglen (TG), qui avait interdit le port du foulard à deux écolières en s’appuyant sur le règlement interne d'un établissement.

Ces décisions ont systématiquement suscité le débat, certains politiciens de droite et d'extrême droite estimant que bannir le voile dans les classes relevait d'un intérêt prépondérant justifiant une restriction des droits fondamentaux. L'UDC valaisanne avait notamment déposé une initiative cantonale en 2016 pour l'interdiction de "tout couvre-chef" dans les écoles publiques. Le Grand Conseil l'avait déclarée irrecevable en décembre 2017. Une décision là encore confirmée par le TF.

Pierrik Jordan

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La circulaire Bayrou, premier changement de paradigme pour la laïcité

Cinq ans après l'affaire de Creil, une circulaire du ministre François Bayrou demande l'interdiction des signes religieux "si ostentatoires que leur signification est précisément de séparer certains élèves des règles de vie communes de l'école". Le texte distingue les "signes discrets", qui peuvent être admis, des "signes ostentatoires".

Le ministre propose d'inclure dans les règlements scolaires une mesure d'interdiction qui ne vise, en réalité, que le foulard. C'est la première fois qu'un texte officiel pose le principe selon lequel une tenue vestimentaire est, en soi, une manifestation de discrimination et de prosélytisme contraire à la laïcité scolaire. Une question qui avait précisément animé les débats au début du siècle dernier, et que la loi de 1905 avait tranché différemment, s'agissant alors du port de la soutane en public.

Toutefois, le problème n'est pas résolu. De 1994 à 2003, une centaine de jeunes filles sont exclues d'établissements publics pour port d'un hijab. Et dans environ la moitié des cas, ces expulsions furent annulées par les tribunaux. C'est cette situation compliquée, notamment en matière d'égalité devant la loi, qui va pousser le président Jacques Chirac à légiférer en 2004.

Pourquoi les femmes voilées dérangent-elles autant?

Si les tenues féminines sont particulièrement ciblées dans le débat sur les signes religieux en France et, plus largement, considérées en Occident comme une offense aux valeurs laïques, voire démocratiques, les oppositions sont en réalité basées sur des motifs bien différents.

Pour les mouvements conservateurs ou xénophobes, le voile représente un symbole visible de l'islam, de l'altérité, et renforce la peur d'un changement des sociétés occidentales. Chez une partie de la gauche en revanche, l'opposition au voile est plutôt fondée sur une tradition anticléricale, avec l'idée que toute tradition religieuse est intrinsèquement rétrograde, antidémocratique et sexiste. Une partie des mouvements féministes occidentaux considère d'ailleurs que porter le voile est une marque de soumission patriarcale.

À l'inverse, d'autres groupes militants féministes considèrent que ces interdictions vestimentaires visant les femmes sont contraires à leur liberté de disposer de leur corps, et stigmatisent celles qui portent un voile. Par ailleurs, elles rappellent que porter le voile n'empêche pas la plupart des musulmanes d'être actives, de s'éduquer ou de travailler, et dénoncent un discours essentialiste qui retire à ces femmes leur capacité à décider pour elles-mêmes.