"Il y a un véritable fossé entre ce monde et celui de derrière. Un fossé si profond...", constate Agam, l'une des plus de 250 personnes à avoir été prises en otage par le Hamas.
Comme elle, d'innombrables victimes des deux côtés de ce fossé ont vu leur vie s'écrouler depuis l'attaque du 7 octobre. Ce jour-là, des centaines de roquettes sont envoyées de la bande de Gaza en direction d'Israël et des centaines de combattants du Hamas traversent la frontière pour assassiner au hasard des Israéliens. Le bilan officiel du gouvernement fait état de plus de 1200 morts.
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Un sentiment de terreur
"Tout a changé le 7 octobre", raconte Gali. Comme des dizaines d'autres, sa maison du kibboutz de Nahal Oz est prise d'assaut. "À partir de cet instant, nous étions dans un état d'effroi et de terreur absolue. Nous nous sommes réfugiés dans la pièce blindée, mais la porte ne fermait plus." Son mari et sa fille tentent de la bloquer. Des coups de feu sont tirés. Sa fille s'effondre, mortellement atteinte. "J'ai examiné son corps pour voir où elle était touchée. Et je me suis rendu compte que ses yeux étaient ouverts..."
Accepter l'idée qu'on va mourir, c'est une chose difficile à décrire
À quelques kilomètres de là, le même sentiment de terreur s'empare des participants au festival "Tribe of Nova", lui aussi pris pour cible. Pour échapper aux assaillants, les festivaliers se cachent où ils peuvent, sous la scène, dans les buissons. "Accepter l'idée qu'on va mourir, c'est une chose difficile à décrire: 'ça y est, mon histoire se termine, l'écran va s'éteindre, comme au cinéma.' C'est insensé", se souvient Shoham, rescapé du massacre.
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Vivre sous les bombes
Après ce massacre du 7 octobre, un autre commence, de l'autre côté de la barrière, avec les représailles israéliennes contre Gaza. "On n'a pas compris ce qui s'est passé le 7 octobre. Et on ne comprend pas non plus ce qu'on vit depuis ce jour-là", admet Ibrahim, photographe à Gaza, ajoutant n'avoir jamais connu "de frappes d'une telle intensité".
Je ne supporte plus l’odeur des bombes, ça vous tourmente au plus profond de votre âme
"Les victimes arrivent par centaines, certaines sont déjà mortes, d'autres blessées", raconte le docteur Muhammad El-Ran, médecin à l'hôpital indonésien de Gaza. "Durant les guerres précédentes, ils étaient plus rationnels et visaient des cibles militaires. Mais cette fois, ils sont guidés par la haine et la soif de vengeance", constate-t-il, en citant les hôpitaux et les écoles, fréquemment pris pour cible.
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"Je veux quitter Gaza. Je ne supporte plus de voir le sang couler, ni les bombes tomber. Je ne supporte plus l’odeur des bombes, ça vous tourmente au plus profond de votre âme", soupire Ibrahim. Mais avec le blocage du point de passage de Rafah et des autres moyens de quitter le pays, la fuite est impossible pour les plus de 2 millions d'habitants de la bande de Gaza.
Otage au coeur des combats
Egalement pris au piège sous les bombes, les otages du Hamas vivent dans une angoisse permanente, entre craintes pour leur vie et violences fréquentes. Agam raconte ainsi avoir croisé dans un tunnel un groupe de six jeunes compatriotes israéliennes. "Nous, au moins, on était tout le temps en famille. Mais ces filles ont dû survivre seules dans la peur. Ils s'en sont pris à elles physiquement et sexuellement."
Je devais accepter que ma vie dépende d'un groupe terroriste
Pour éviter que l'armée israélienne ne les retrouve, le Hamas déplace régulièrement les otages. "Plusieurs fois, ils nous ont ordonné en hurlant de mettre un hijab et d'enfiler des robes parce qu'il fallait partir à toute vitesse", raconte Agam.
Ces déplacements incessants s'effectuent en plein milieu des combats. "On entendait des coups de feu dans les rues, il y avait des détonations et des explosions partout autour de nous. Je devais accepter que ma vie dépende d'un groupe terroriste", se désole la jeune Israélienne, qui a vécu dans ces moments ce que vit au quotidien la population de Gaza.
Se battre pour un sac de farine
Mais après plusieurs mois de guerre, les combats de rue et les bombes ne sont plus la seule menace pour les habitantes et habitants piégés dans le petit territoire. Le gouvernement israélien limite fortement la livraison de nourriture. "Imaginez-vous: les enfants mangent de la nourriture avariée, alors qu'il n'y a ni médicament ni hôpitaux pour les soigner", déplore Gheda, une habitante de Gaza.
On mange ce qu'on trouve, y compris la nourriture pour animaux
La nourriture devient une denrée si rare que les gens risquent leur vie pour un sac de farine. "Ils se menacent avec un couteau: 'donne-moi la moitié du sac sinon je te tue'… La vie ne vaut plus rien, seule compte la nourriture." La jeune femme raconte même qu'un homme portant un sac de provisions s'était pris une balle dans la tête.
"On mange ce qu'on trouve, y compris la nourriture pour animaux. À cause de la pénurie en blé et en farine, on utilise des substituts, comme les graines pour oiseaux. Si les bombes ne nous tuent pas, la faim le fera..."
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Des vies bouleversées à jamais
Agam, elle, a pu quitter l'enfer de Gaza lors d'un échange entre otages et prisonniers. "C'était à la fois triste et émouvant. J'allais retourner dans le pays où la vie de mes proches avait été fauchée."
Il a perdu son innocence, il ne voit plus le monde comme un endroit où il fait bon vivre
Un pays situé à peine dix minutes plus loin, de l'autre côté de la barrière. "Je croyais que dans un autre univers, on aurait pu vivre ensemble. Mais ça n'est plus possible..."
Ce défaitisme, Bat-Sheva l'a ressenti aussi au moment de la libération de son fils, Eitan, 12 ans, après 52 jours de captivité. "À son retour, c’était la même personne, mais il avait profondément changé. Il a perdu son innocence, il ne voit plus le monde comme un endroit où il fait bon vivre…"
Ne pas pouvoir faire son deuil
Selon le ministère de la Santé du Hamas, les bombardements sur Gaza ont déjà fait plus de 40'000 morts en une année. Pour les familles, le deuil dans ces circonstances est parfois impossible.
C'est étrange d'en arriver à ressentir de la joie parce qu'on a retrouvé le corps des êtres que l'on aime pour pouvoir les enterrer dignement
"Je cherche n'importe quelle trace de mon père pour l'enterrer, mais je ne retrouve rien", pleure Gheda, dont le père a disparu dans l'effondrement de son magasin après une frappe. "Je ne peux ni le voir, ni lui dire au revoir, ni même prier sur sa tombe."
"Ceux qui arrivent à retrouver leurs proches pour pouvoir les enterrer peuvent s'estimer heureux", relève également le docteur El-Ran, qui souligne l'importance de pouvoir enterrer les corps pour les honorer "et pour qu'ils ne soient pas dévorés par les chiens". "C'est étrange d'en arriver à ressentir de la joie parce qu'on a retrouvé le corps des êtres que l'on aime pour pouvoir les enterrer dignement."
L'avenir en pointillé
Et pour ceux qui restent en vie, des deux côtés de la frontière, l'avenir se dessine au conditionnel. "Je vis au jour le jour, sans penser au lendemain. Je me contente d’être vivante. De toute façon, il n’y a pas d’avenir…", constate ainsi Gheda. "Je ne crois plus que deux Etats puissent vivre côte à côte", estime pour sa part Gali, toujours sans nouvelle de son époux pris en otage.
Elle aussi séparée de son mari toujours détenu à Gaza, Bat-Sheva se veut toutefois plus optimiste. "J’espère de tout cœur qu’il reviendra vers nous. Et que les Palestiniens aussi pourront mener une vie paisible... Si on souhaite une existence sans guerre, il faudra trouver une solution."
Victorien Kissling