"J'aurais préféré me prendre une balle": le mystérieux syndrome de La Havane au centre d'un documentaire
Tout a commencé en janvier 2016 à La Havane, alors que Washington et Cuba se rapprochaient à l'initiative du président américain Barack Obama.
Adam, agent de la CIA, vient alors d'être affecté à l'ambassade américaine. Il est allongé sur son lit lorsqu'un son terrible le surprend.
"C'était comme un coup de batte de baseball", raconte-t-il dans le premier des quatre épisodes du documentaire "Le Syndrome de la Havane - Menace sur l'Amérique", à voir sur Canal+. "Comme une onde qui se refermait sur moi. Et la pression m'écrasait peu à peu le crâne."
Parce que les gens ne voient rien, ils ne vous croient pas
La douleur est inimaginable et les séquelles persistantes. "Je porte aujourd'hui une veste lestée, cela m'aide à garder l'équilibre. J'ai perdu la vue d'un côté. Je suis officiellement aveugle de l'œil gauche. J'ai un chien d'aveugle qui m'assiste dans les tâches quotidiennes. Je n'arrive plus à lire", décrit-il.
Des victimes déboussolées
Après Adam à Cuba, des événements similaires vont se succéder, en Chine, en Russie et même en Suisse, sans trouver d'explication scientifique. Des personnes d'autres nationalités sont également touchées.
Le gouvernement américain a constaté 1500 cas dans 96 pays, selon des informations relayées par les médias CNN et NPR.
Le documentaire s'appuie sur des témoignages des médecins, des conseillers politiques, presque jusqu'au plus haut niveau de l'administration américaine, avec notamment l’ancien conseiller à la sécurité de Donald Trump John Bolton.
Mais les témoins clés de cette enquête menée sur plus de deux ans, ce sont les victimes, qui racontent leur détresse.
A l'image de Marc, lui aussi ex-agent de la CIA: "Ce que j'ai subi à Moscou m'a laissé une blessure invisible", souligne-t-il. "Et parce que les gens ne voient rien, ils ne vous croient pas. J'aurais préféré prendre une balle. Me faire tirer dessus. Ou bien perdre un bras, quelque chose qui soit bien visible."
Une prise de parole pas évidente
Au début, mener l'enquête pour le documentaire n'a pas été facile, indique dans Tout un monde Jules Giraudat, coréalisateur avec Arthur Bouvart de cette série produite par Brotherfilms. "Tout d'abord, il fallait convaincre des diplomates, des agents de la CIA, des personnes qui sont normalement tenues au secret", note-t-il. "Ces personnes se sont senties trahies par l'organisation pour laquelle ils avaient travaillé parfois durant de très nombreuses années et pour laquelle ils avaient parfois pris des risques."
Tout porte à croire que la Russie serait derrière ces attaques et que des armes à micro-ondes seraient impliquées
Il poursuit: "D'autre part, de nombreux rapports publiés durant cette période expliquaient que tout cela pourrait être psychologique, ou en tout cas pas des attaques d'une puissance étrangère. Il y avait donc beaucoup de doutes."
Le Kremlin impliqué?
Officiellement, le gouvernement américain reconnaît l'existence de ces symptômes, mais dément toute attaque étrangère et ne donne pas d'explication sur son origine.
D'autres sources pointent Moscou du doigt. "Des scientifiques ont enquêté de manière indépendante sur le sujet, ainsi que des journalistes dirigés par Christo Grozev (…). Les résultats de leur enquête, il y a quelques mois, ont montré que dans certains cas, des agents du GRU, le service de renseignement militaire russe, étaient présents sur les lieux au moment des attaques et que ce service développait des armes à micro-ondes. Tout porte à croire que la Russie serait derrière ces attaques et que des armes à micro-ondes seraient impliquées", soutient Jules Giraudat.
Le gouvernement américain ambigu
La série montre aussi l'ambiguïté de l'administration américaine quand il s'agit de confronter l'ennemi russe. En 2018, lors de sa rencontre avec son homologue russe Vladimir Poutine au sommet d'Helsinki, Donald Trump désavouait ses propres agences de renseignement.
"Je ne vois pas pourquoi la Russie aurait agi ainsi. Le président Poutine l'a démenti de façon ferme et catégorique", avait alors déclaré le président américain.
Au début de son mandat, Joe Biden a à l'inverse menacé la Russie, si elle s'avérait être derrière ces attaques. Jusqu'à ce que le Kremlin lance ses troupes à l'assaut de l'Ukraine, en février 2022.
Le gouvernement américain n'aurait à ce moment plus intérêt à attribuer à Moscou ce qui constitue un acte de guerre, selon une analyse de l’ancien officier de la CIA Marc Polymeropoulos, qui témoigne comme victime dans le documentaire.
Ce travail journalistique aborde également la raison d'Etat, pointe Jules Giraudat. "Cela raconte comment le gouvernement peut se retourner contre ses meilleurs agents, fonctionnaires et diplomates face à une situation qu'il ne sait pas expliquer ou qui est embarrassante d'un point de vue (géo-)politique. C'est aussi l'histoire d'un gouvernement américain qui étouffe parfois la vérité", développe le journaliste.
Sujet radio: Cédric Guigon
Adaptation web: Antoine Michel
Un élargissement de la prise en charge des victimes demandé
Le fait que les victimes du syndrome de la Havane acceptent de témoigner met aussi en évidence l'enjeu de leur prise en charge. En octobre 2021, Joe Biden a signé le "Havana Act", une loi qui permet d'aider financièrement les employés et ex-employés victimes d'atteintes neurologiques.
Mais tous n'y ont pas accès. Tom Yazgerdi, le président de l'association du corps diplomatique américain (AFSA), un syndicat qui compte près de 17'000 membres, mène le combat pour une extension de ces droits: "Il y a eu des cas par le passé, avant le premier en janvier 2016, qui est la date limite pour le syndrome de La Havane. Si vous avez eu un quelconque incident de santé anormal avant le 1er janvier 2016, vous ne serez pas éligible à ces réparations. Nous pensons que c'est injuste. Nous essayons maintenant d'inclure dans un projet de loi que le Congrès examine et, espérons-le, adoptera la date de prise en charge au 11 septembre 2001", développe-t-il.
Le Département d'Etat exhorté à informer davantage
En 2022, l'AFSA a reconnu que ce syndrome avait affecté le moral des diplomates et le recrutement de nouveaux employés.
"Nous avons exhorté le Département d'Etat à fournir des informations aux futurs diplomates", explique Tom Yazgerdi. "Si vous partez à l'étranger pour un poste où il y a eu un nombre élevé de cas documentés, vous voulez vous assurer que ce risque est atténué. Nous n'en sommes pas exactement là. Je pense que le Département d'Etat doit faire un meilleur travail en fournissant ces informations. Nous maintenons la pression en ce sens."
Mais pour pouvoir informer et protéger ses agents, l'administration devra investiguer davantage sur l'origine du syndrome de La Havane.