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Joe Biden aurait approuvé une stratégie de dissuasion nucléaire qui se concentre sur la Chine

Le président américain Joe Biden photographié avec son homologue chinois Xi Jinping au domaine de Filoli, en marge du sommet de la Coopération économique Asie-Pacifique (APEC), à Woodside, en Californie, le 15 novembre 2023 (image d'illustration). [REUTERS - KEVIN LAMARQUE]
Le président américain Joe Biden photographié avec son homologue chinois Xi Jinping au domaine de Filoli, en marge du sommet de la Coopération économique Asie-Pacifique (APEC), à Woodside, en Californie, le 15 novembre 2023 (image d'illustration). - [REUTERS - KEVIN LAMARQUE]
Selon des informations du New York Times, Joe Biden aurait signé en mars un document ultra-confidentiel qui réoriente la stratégie militaire de dissuasion nucléaire américaine vers la Chine, au détriment de la Russie. Des éléments qui ont provoqué des remous à Pékin, bien qu'ils soient contestés par des experts.

C'est un document qui est si hautement classé confidentiel qu'il n'en existe aucune version électronique. Seuls quelques responsables de la sécurité nationale et du Pentagone y ont accès, sous la forme de copies papier. "Le Nuclear Employment Guidance" (le Guide d'Emploi Nucléaire, en français) fixe les lignes directrices, les priorités et les conditions dans lesquelles les forces armées américaines pourraient utiliser des armes nucléaires, à la fois pour dissuader les adversaires et, en dernier recours, pour les employer en cas de conflit.

Mis à jour environ tous les quatre ans pour tenir compte des évolutions géopolitiques, militaires et technologiques, ce document aurait connu une nouvelle version approuvée au mois de mars 2024 par le président Joe Biden, qui met au centre de sa stratégie "la menace chinoise", selon un article de David E. Sanger, correspondant du New York Times à Washington et spécialiste de la prolifération nucléaire depuis quatre décennies.

>> Réécouter les explications de l'émission Tout un monde :

Les drapeaux américains et chinois flottent face à la Maison Blanche à Washington (D.C.). [Keystone/AP Photo - Carolyn Kaster]Keystone/AP Photo - Carolyn Kaster
Quand la Chine s'invite dans le duel nucléaire USA-Russie / Tout un monde / 8 min. / le 22 août 2024

Une croissance du complexe nucléaire chinois qui inquiète

D'après le quotidien américain, c'est l'expansion du complexe nucléaire chinois, qui "se déroule à un rythme encore plus rapide que ce qu'avaient anticipé les services de renseignement américains il y a deux ans", qui inquiète Washington.

Toujours selon le journal, Pékin aurait abandonné sa stratégie de "force de dissuasion minimale" pour atteindre ou dépasser la taille des arsenaux américains et russes. D'après les estimations du Pentagone, le nombre d'ogives nucléaires chinoises devrait passer à 1000 d'ici 2030 et à 1500 d'ici 2035, soit à peu près le nombre d'ogives qui sont déployées et prêtes à opérer en tout temps, tant en Russie qu'aux Etats-Unis, poursuit le New York Times. Il est toutefois à noter que les deux pays disposent en plus de plusieurs milliers d'ogives en réserve.

Mais pour David E. Sanger, le changement de stratégie et la réorientation vers la Chine s'expliquerait car le Pentagone juge que "les stocks chinois rivaliseront avec la taille et la diversité" de ceux de Russie et des Etats-Unis au cours de la prochaine décennie.

>> Réécouter le reportage du 12h30 de juillet 2021 qui évoquait la construction de bases à missiles intercontinentaux. :

La Chine accroît ses capacités de lancement nucléaire, Washington s’inquiète.
La Chine renforce son arsenal nucléaire en construisant des bases à missiles intercontinentaux / Le 12h30 / 1 min. / le 5 juillet 2021

Crainte d'une coordination sino-russe

Outre le développement de l'arsenal nucléaire chinois, le nouveau document stratégique qui aurait été approuvé par Joe Biden prendrait aussi en compte un autre facteur important: la possibilité d'une coordination entre Moscou et Pékin, mais aussi la Corée du Nord.

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Le président russe Vladimir Poutine serre la main du président chinois Xi Jinping lors du sommet de l'Organisation de coopération de Shanghai à Astana, au Kazakhstan, en juillet. [REUTERS - Turar Kazangapov]

La nouvelle stratégie souligne "la nécessité de dissuader simultanément la Russie, la République populaire de Chine et la Corée du Nord", explique le quotidien, citant les propos de Pranay Vaddi, directeur principal du Conseil de sécurité nationale pour le contrôle des armements et la non-prolifération, lors de la réunion annuelle de l'Association pour le contrôle des armements du mois de juin.

"Dans le passé, la probabilité que des adversaires des Etats-Unis puissent coordonner leurs menaces nucléaires pour déjouer l’arsenal nucléaire américain semblait faible. Mais le partenariat naissant entre la Russie et la Chine et les armes conventionnelles que la Corée du Nord et l’Iran fournissent à la Russie pour la guerre en Ukraine ont fondamentalement changé la façon de penser de Washington", écrit encore David E. Sanger

Des experts qui relativisent

Mais l'article du New York Times ne fait pas l'unanimité dans la communauté des experts. Plusieurs d'entre eux ont ainsi réagi en remettant en cause les conclusions du journal américain.

"Le New York Times et David E. Sanger ont raison de dire que la menace nucléaire devrait faire l'objet d'une plus grande attention, mais l'article exagère les changements apportés au document d'orientation américaine sur les armes nucléaires", juge ainsi dans une série de tweets sur X Daryl G. Kimball, directeur de l'Association de contrôle des armes et éditeurs du magazine "Arms Control".

"La stratégie des Etats-Unis en matière d'armes nucléaires est la même que celle décrite par Joe Biden en 2022. Il n'y a pas de réorientation vers la Chine au détriment de la Russie", précise-t-il.

"Selon nos confrères de la Fédération des scientifiques américains, la Chine possèderait quelque 500 ogives nucléaires, dont 310 sur des vecteurs stratégiques (déployées et prêtes à l'emploi, ndlr). Les estimations des services de renseignement américains suggèrent que la Chine 'pourrait' et non 'va' augmenter la taille de son arsenal à 1000 d'ici 2030 (...) Aujourd'hui, la force nucléaire russe, beaucoup plus importante, compte environ 4000 ogives, dont 1550 sur des missiles stratégiques et des bombardiers. Elle reste le principal moteur de la stratégie nucléaire américaine", ajoute-t-il.

Le spécialiste concède toutefois que si "la Chine continue sur sa trajectoire actuelle (...) les Etats-Unis pourraient avoir besoin d'envisager des ajustements à la taille et à la composition de leurs forces nucléaires".

Réagissant également sur X, Mackenzie Knight, chercheuse principale en stratégie nucléaire pour la Fédération des scientifiques américains, juge aussi la formulation du New York Times trompeuse. "Je serais curieuse de savoir quels changements ont été apportés à la mise à jour de l'administration Trump pour soutenir la ligne selon laquelle la mise à jour de Joe Biden réoriente 'pour la première fois' la stratégie de dissuasion de l'Amérique pour se concentrer sur l'expansion rapide de l'arsenal nucléaire de la Chine', explique-t-elle.

Interrogée jeudi dans l'émission de la RTS Tout un monde, Héloïse Fayet, chercheuse à l'Institut français des relations internationales et spécialiste de la dissuasion nucléaire, juge quant à elle le rapprochement entre la Chine et la Russie plus complexe que ne le sous-entend l'article du New York Times.

"La Chine et l'URSS à l'époque, et puis ensuite la Russie, ont connu des périodes de tensions extrêmement fortes, notamment en raison des tensions frontalières. Rien qu'entre 2008 et 2010 (...) la Russie réfléchissait à des scénarios d'emploi d'armes nucléaires tactiques contre la Chine. Et même si on observe un net rapprochement depuis 2014 et encore plus depuis le début de la guerre en Ukraine, cela reste deux grandes puissances qui à terme seront toujours en compétition", analyse-t-elle.

Pas de course aux armements, selon Pékin

Si l'exactitude des conclusions du New York Times est questionnée, l'article a néanmoins suscité de vives réactions. Selon le ministère chinois des Affaires étrangères, les Etats-Unis soutiennent "le récit de la menace nucléaire chinoise, trouvant des excuses pour rechercher un avantage stratégique".

"Nous n'avons aucune intention de nous engager dans une quelconque forme de course aux armements avec d'autres pays", a précisé jeudi le porte-parole du ministère.

Il est possible qu’un jour, nous regardions en arrière et considérions le quart de siècle qui a suivi la Guerre froide comme un entracte nucléaire

Vipin Narang, professeur au MIT et expert de la dissuasion nucléaire

Plus véhément, le Global Times, quotidien qui fait figure de véritable organe de presse du Parti communiste chinois, explique que les Etats-Unis, "pays disposant du plus grand arsenal nucléaire", jouent constamment le rôle du voleur qui crie "arrêtez le voleur".

"Il fabrique sans relâche diverses théories de 'menaces', mais la vérité est qu'il agit de cette façon uniquement pour profiter à son complexe militaro-industriel et pour étendre encore son arsenal nucléaire. La véritable menace pour lui devrait être son addiction insensée à la guerre", ajoute-t-il dans un tweet associé à une caricature où l'on peut voir l'Oncle Sam protéger des missiles tout en disant "C'est à moi, la Chine est la menace".

Interrogé lui aussi sur l'article du New York Times, le porte-parole de la Maison Blanche s'est quant à lui contenté d'expliquer que les nouvelles directives sur le nucléaire publiées plus tôt cette année "ne constituent pas une réponse à une entité, un pays ou une menace en particulier", sans donner plus de détails.

Le troisième âge nucléaire?

La menace chinoise sur le nucléaire semble en tout cas être surestimée, car même dans le scénario où Pékin parviendrait à posséder autant d'armes nucléaires stratégiques déployées, la donne resterait différente.

"Les Etats-Unis et la Russie auront toujours beaucoup plus d'armes en réserve que la Chine. Et surtout, a priori, on ne sera pas du tout sur les mêmes niveaux de modernisation, de professionnalisation et d'efficacité de ces armes nucléaires. Donc cet argument de la parité, même s'il est réel sur le plan quantitatif, peut être un petit peu relativisé. Il apparaît surtout comme un argument politique utilisé par les Etats-Unis", analyse Héloïse Fayet.

On voit tout simplement que les armes nucléaires reprennent dans la compétition stratégique, la place qu'elles avaient dans les premières années de la Guerre froide.

Héloïse Fayet, chercheuse à l'Institut français des relations internationales et spécialiste de la dissuasion nucléaire

Mais la chercheuse juge toutefois la situation actuelle compliquée. "Le troisième âge nucléaire dans lequel certains chercheurs considèrent que nous sommes maintenant, est marqué par la dérégulation et par l'effondrement d'un système de maîtrise des armements nucléaires en place depuis la fin de la Guerre froide. On voit tout simplement que les armes nucléaires reprennent dans la compétition stratégique la place qu'elles avaient dans les premières années de la Guerre froide. Donc les pays qui en possèdent déjà cherchent à en acquérir plus et c'est aussi le cas de la Chine. Et puis certains pays qui n'en ont pas peuvent se sentir tentés. C'est le cas de l'Iran, mais aussi potentiellement à terme de la Corée du Sud. On entre donc dans une période beaucoup plus instable", conclut-elle.

Un avis partagé par Vipin Narang, expert de la dissuasion nucléaire, professeur au MIT et ex-secrétaire adjoint à la Défense par intérim pour la politique spatiale: "Il est de notre responsabilité de voir le monde tel qu'il est, et non tel que nous l'espérions ou souhaitions qu'il soit (...) il est possible qu’un jour, nous regardions en arrière et considérions le quart de siècle qui a suivi la Guerre froide comme un entracte nucléaire", expliquait-il lors d'un discours au début du mois d'août au Center for Strategic and International Studies (CSIS), un centre de réflexion basé à Washington.

Tristan Hertig

Reportage radio: Patrick Chaboudez

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