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"Avec la Turquie, nous craignons un nettoyage ethnique", témoignent des Kurdes de Syrie

La Turquie est-elle la grande gagnante de la chute de Bachar al-Assad?
La Turquie est-elle la grande gagnante de la chute de Bachar al-Assad? / Forum / 3 min. / mercredi à 18:00
Depuis la chute de Bachar al-Assad durant le week-end, la joie a déjà laissé place à l'inquiétude au sein de la communauté kurde de Syrie. Sous la menace de la Turquie, le Rojava craint pour sa survie, suspendu aux décisions du nouveau gouvernement de Damas et de la communauté internationale.

À Qamichli, capitale de la région de facto autonome du Kurdistan syrien, ou Rojava, le régime de Bachar al-Assad occupait toujours un quartier entier du centre-ville. On l'appelait même la "place du régime", et il inspirait la crainte de la population. Ses rues abritaient notamment une prison ainsi qu'une caserne militaire.

Lundi matin, les habitants ont donc célébré la chute du pouvoir. Mais la population a vite déchanté. Car dans le même temps, des groupes armés pilotés par la Turquie ont attaqué les territoires contrôlés par les forces kurdes au nord-est du pays, et Ankara a mené une série de bombardements sur des villages de cette région. Mercredi encore, la campagne autour de la ville de Kobané a été touchée par des frappes de drones.

Attentes mitigées envers Damas

"Nous sommes la seule communauté à être habitée par un sentiment partagé", témoigne un étudiant en droit de Qamichli. "Nous avons commencé par nous réjouir de la chute du régime, de la fin des arrestations arbitraires et des enlèvements. Nous avons eu brièvement le sentiment de pouvoir être libres et de voir nos droits enfin reconnus."

"Mais très vite, l'inquiétude s'est focalisée sur la Turquie", poursuit-il. "Tout le mal que l'on peut dire du régime syrien, ça n'atteint pas le niveau de pression de la Turquie. Nos droits ont été bafoués par le régime syrien, mais avec la Turquie, nous craignons un nettoyage ethnique. C'est la destruction de la communauté kurde dans la région qui est en jeu!"

En 2019, la Turquie avait attaqué la ville kurde d'Afrin, au nord de la Syrie, entraînant des dizaines de milliers de déplacements, notamment vers la ville d'Alep. Elle accuse le Rojava de collaborer avec le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), un mouvement autonomiste en conflit armé avec Ankara depuis plusieurs décennies. La crainte qu'un scénario similaire puisse se répéter à la faveur de la déstabilisation de la Syrie est donc très forte.

Un enjeu de puissance régionale

Invitée à analyser la situation mercredi soir dans Forum, la spécialiste de la région Dorothée Schmid souligne que l'engagement turc répond à deux enjeux. "Le premier est un enjeu de puissance régionale: en 2011, la Turquie a décidé de soutenir l'opposition syrienne, ce qu'elle n'a pas cessé de faire, y compris en appuyant des oppositions de plus en plus radicales", expose-t-elle.

"La deuxième raison, ça a été le surgissement de cette communauté kurde en Syrie qui a commencé à installer un début d'Etat indépendant, un proto-Etat, qui est le Rojava. Et ça a beaucoup inquiété les Turcs parce que la jonction se faisait effectivement avec les combattants du PKK", poursuit-elle. Toutefois, "le PKK est considéré comme pratiquement défait en Turquie. Donc l'enjeu pour les Turcs est surtout régional, à la fois en Syrie et en Irak".

Selon la responsable du programme Turquie et Moyen-Orient à l'Institut français des relations internationales, Ankara profite donc qu'il n'y ait pas encore d'agenda idéologique clair de la part de Damas, notamment en matière de protection des minorités, pour "poursuivre son projet d'éradication du Rojava".

Convergence idéologique avec HTS?

Concernant ce nouveau gouvernement, les Kurdes restent circonspects. L'inclinaison islamiste des rebelles ayant renversé le pouvoir, en particulier le groupe Hayat Tahrir al-Sham (HTS), pourrait favoriser une collusion avec le président turc Recep Tayyip Erdoğan.

La Turquie est soupçonnée d'avoir développé une certaine proximité avec HTS et de soutenir plus ou moins directement le groupe, ce qu'elle nie. Ankara a toutefois rapidement affirmé vouloir travailler en étroite collaboration avec le futur gouvernement syrien.

Les Etats-Unis peu concernés

A Qamichli, on compte plutôt sur une pression internationale, notamment des États-Unis, pour convaincre la Turquie de cesser ses attaques. Mais si la décision des Etats-Unis est effectivement l'enjeu principal, Dorothée Schmid pointe l'absence d'intérêt réel pour Washington de rester investi dans la région.

"La Turquie est membre de l'Otan, donc c'est en principe un allié des États-Unis. Mais en Syrie, elle s'est retrouvée en opposition aux États-Unis parce que les Kurdes étaient nos alliés dans la lutte contre Daesh. Et ces Kurdes, on les a pratiquement laissés tomber à partir du moment où Daesh était défait", rappelle-t-elle.

"Il y a encore environ 900 soldats américains sur place, et donc le grand sujet aujourd'hui, c'est de savoir si les États-Unis vont se retirer totalement du Proche-Orient lors du deuxième mandat de Trump."

>> L'interview complète de Dorothée Schmid dans Forum :

Bénéfices du nouveau régime syrien pour la Turquie: interview de Dorothée Schmid
Bénéfices du nouveau régime syrien pour la Turquie: interview de Dorothée Schmid / Forum / 5 min. / mercredi à 18:00

Reportage radio: Lucas Lazo

Texte web: Pierrik Jordan

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Le Rojava, une région modèle pour les mouvements de gauche

Le Rojava désigne une zone géographique historiquement peuplée par les Kurdes et incluse dans l’Etat syrien par le découpage des autorités françaises après la Première Guerre mondiale. Toutefois, depuis la prise de contrôle des milices kurdes en 2012, la majorité de la région est de facto autonome. Environ deux millions de Kurdes vivent sur ce territoire.

Fin 2013, des représentants kurdes, arabes, assyriens et d'autres minorités y ont formé un gouvernement sous le nom d'Administration transitoire intérimaire. Et en mars 2016, une entité "fédérale démocratique" a été proclamée, sous le nom de Système fédéral démocratique de Syrie du Nord, dans les zones contrôlées par les Kurdes, qui comprennent notamment les trois cantons d'Afrin, de Kobané et de la Djézireh.

Cette annonce est aussitôt rejetée par le régime syrien et l'opposition syrienne. Mais en septembre 2017, le ministre syrien des Affaires étrangères de l'époque déclare que la question "d'une forme d'autonomie" des Kurdes "est négociable et peut faire l'objet d'un dialogue", tout en s'opposant à un référendum d'indépendance.

Le système politique du Rojava est inspiré par le confédéralisme démocratique et le municipalisme libertaire. Les partisans de la région soutiennent une politique laïque fondée sur des principes démocratiques, une forme de socialisme démocratique, l'égalité des sexes et l'écologie. Son Contrat social, défini en janvier 2014 et qui fait office de Constitution, "rejette le nationalisme et prône une société égalitaire, paritaire, respectueuse des droits des minorités".

Ainsi, le Rojava est admiré et cité comme exemple par une large partie de la gauche occidentale, et lui a valu le renfort de plusieurs militants internationaux dans la lutte militaire contre le groupe Etat islamique.

>> Écouter à ce sujet :

Une cinquantaine de Kurdes ont manifesté lundi à Lausanne en soutien au Kurdistan syrien (image d'illustration). [AFP - Delil Souleiman]AFP - Delil Souleiman
Manifestation à Lausanne en soutien au Kurdistan syrien, attaqué par la Turquie et les rebelles syriens / La Matinale / 47 sec. / mardi à 06:24