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L'abbé Pierre, un nom de plus en plus contesté dans l'espace public

Une fresque représentant l'abbé Pierre, par l'artiste JonOne, au Square des Deux-Nethes à Paris. [KEYSTONE - TERESA SUAREZ]
L'abbé Pierre effacé de l'espace public? / Tout un monde / 4 min. / le 18 septembre 2024
Les accusations d'abus sexuels visant l'abbé Pierre ont déclenché un vif débat en France sur la nécessité de retirer son nom des lieux publics. Pour de nombreuses communes et associations, la décision semble claire: le nom de ce prêtre doit disparaître de l'espace public.

Des actions concrètes ont déjà été menées, comme à Nantes où la place Abbé Pierre a été rebaptisée, ou encore à Nancy, où la plaque commémorant son ancien domicile, lorsqu'il était député, a été retirée. Plus récemment, une statue de l'abbé Pierre, située à Norges-la-Ville, a été déboulonnée. Pour l'instant, elle repose dans un entrepôt municipal, reléguée parmi des outils de jardinage.

En tout, 150 voies ou lieux-dits sont nommés Abbé-Pierre ou Henri Grouès (son nom de naissance), selon un décompte de l'AFP.

Ces initiatives s'inscrivent dans un mouvement de réflexion plus large qui touche aussi bien les mairies que les écoles, et même la Fondation abbé Pierre, qui prévoit de changer de nom. Il paraît loin le temps où, en 2007, Le Figaro titrait: "Toute la France veut sa rue Abbé-Pierre", en hommage à l'homme à peine décédé.

Une statue de l'abbé Pierre a été déboulonnée dans le village de Norges-la-Ville (centre-est), le 17 septembre 2024. [AFP - JEFF PACHOUD]
Une statue de l'abbé Pierre a été déboulonnée dans le village de Norges-la-Ville (centre-est), le 17 septembre 2024. [AFP - JEFF PACHOUD]

Plaque sciée dans la vigne à Farinet

Ce questionnement dépasse les frontières de la France. En Suisse, où deux des dix-sept témoignages rendus publics le 6 septembre dernier accusent également le prêtre de violences sexuelles, la réaction a été tout aussi rapide. Emmaüs Valais a ainsi décidé de retirer les portraits de l'abbé Pierre, par respect pour les victimes. A Saillon, la plaque commémorant la participation du prêtre à la Vigne à Farinet a été sciée en deux, symbolisant la rupture avec sa figure.

L'abbe Pierre procède à la mise en terre d'un cep sur la Vigne à Farinet, le 4 octobre 1999, à Saillon (VS). [KEYSTONE - FABRICE COFFRINI]
L'abbe Pierre procède à la mise en terre d'un cep sur la Vigne à Farinet, le 4 octobre 1999, à Saillon (VS). [KEYSTONE - FABRICE COFFRINI]

Pour ces entités, le nom de l'abbé Pierre est désormais indissociable des accusations qui pèsent sur lui, et le respect des victimes prime sur toute autre considération. Une mesure "très sage", car "le nom de l'abbé Pierre est sali et ne peut plus être proposé comme modèle", estime Véronique Fayet, ancienne présidente du Secours catholique, dans La Croix.

L'historien Mathieu da Vinha rappelle dans le même article qu'on parle, avec ces accusations, de faits punis par la loi à l'époque: "en dépit de l'action de l'abbé Pierre en faveur des plus pauvres et des mal-logés, très clairement, ce seul critère juridique conduit à retirer son nom de l'espace public".

>> En lire plus : L'abbé Pierre menaçait ceux qui dénonçaient ses agressions sexuelles, révèlent des archives inédites  et La double vie de l'abbé Pierre à Genève

Contextualiser au lieu de débaptiser

Toutefois, retirer le nom d'une figure publique n'est pas une pratique courante en France. "En général, les municipalités préfèrent contextualiser plutôt que d'effacer", explique Jean Rieucau, géographe et professeur émérite à l'Université Lyon 2, mercredi dans l'émission de la RTS Tout un monde. "Sous la plaque, une explication historique est souvent ajoutée, comme dans les villes coloniales esclavagistes telles que Nantes ou Bordeaux."

Cependant, le cas de l'abbé Pierre, contemporain et accusé de crimes sexuels, est sans précédent, souligne Jean Rieucau, spécialiste de l'"odonymie", étude des noms de rues. Cette vague de débaptisation prend d'autant plus d'ampleur qu'elle touche une figure religieuse.

Mais l'abbé Pierre n'était pas qu'un simple nom, il était devenu une marque, indissociable du mouvement Emmaüs

Jean Rieucau, géographe et professeur émérite à l'Université Lyon 2

L'Eglise catholique, qui a perdu de nombreux noms de rues depuis le Moyen Âge, avait réussi à revenir dans l'espace public à travers des figures caritatives comme Mère Teresa ou sœur Emmanuelle, rappelle Jean Rieucau. "Mais l'abbé Pierre n'était pas qu'un simple nom, il était devenu une marque, indissociable du mouvement Emmaüs."

Le cas de l'abbé Pierre pose aussi une question plus large: est-il vraiment judicieux de donner des noms de personnalités à des lieux publics? Aujourd'hui, on privilégie de plus en plus les noms de figures historiques ou contemporaines, comme Simon Bolivar ou Farhat Hached. Mais cette tendance soulève la question des limites d'un tel recours, estime le géographe.

Attribuer un nom à chaque rue

Car depuis le 1er juin, toutes les communes françaises ont dû nommer et numéroter chaque habitation. L'adresse de plus d'un million et demi de foyers a changé, selon La Poste. Cette obligation ne s'appliquait jusqu'ici qu'aux villes de plus de 2000 habitants. Fini, donc, les "lieux-dits" et autres "hameaux" sans numéro de voie pour faciliter le travail des coursiers, des facteurs, mais aussi des secours.

Dans ce cadre, certaines villes ont choisi des noms plus actuels, comme la commune de Saint-Jean-d'Heurs en Auvergne, qui a baptisé ses rues de noms d'artistes, tels que Johnny Hallyday ou Elvis Presley.

Les choix des noms peuvent parfois refléter des orientations politiques, comme le montrent les exemples récents de Samuel Paty, l'enseignant assassiné par un terroriste tchétchène, et Arnaud Beltrame, le gendarme tué en se substituant à un otage, indique Jean Rieucau. Samuel Paty a été honoré dans plus de vingt-cinq lieux, tandis qu'Arnaud Beltrame donne désormais son nom à une cinquantaine d'endroits différents.

Cependant, débaptiser un lieu n'est pas une simple décision symbolique ou politique: cela a également un coût. Les communes et les riverains doivent assumer les frais administratifs liés à la modification des adresses et la refonte des documents officiels. C'est une contrainte qui pousse certaines collectivités à réfléchir avant de retirer définitivement le nom de l'abbé Pierre.

Sujets radio: Cédric Guigon et Carole Pirker

Adaptation web: vajo avec afp

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