Le président français a reconnu qu'il n'y avait "pas de consensus" à ce stade concernant cette hypothèse de l'envoi de troupes européennes en Ukraine. L'idée d'Emmanuel Macron a d'ailleurs rapidement été balayée par l'Allemagne et d'autres pays alliés européens, mettant en exergue ces dissensions au sein de l'alliance.
"Olaf Scholz, le chancelier allemand, a dit que c'était une ligne rouge et qu'ils ne le feraient pas. C'est quand même une ligne rouge beaucoup plus rouge que les autres (l'envoi de munitions ou d'avions, par exemple, qui sont tombées les unes après les autres, ndlr). Ce n'est pas complètement impossible, mais c'est tout de même très peu probable", réagit Ulrike Franke, spécialiste de politique de sécurité et de défense européenne, dans l'émission Tout un monde.
Emmanuel Macron en porte-parole
Certains analystes estiment qu'Emmanuel Macron est le premier dirigeant européen à sortir publiquement du déni en acceptant la possibilité d'une guerre à large échelle en Europe, au-delà de l'Ukraine.
"Le scénario d'un élargissement de la guerre en Ukraine, c'est quelque chose à quoi toutes les capitales européennes et Washington réfléchissent depuis le premier jour de l'invasion russe. Je ne suis absolument pas étonnée par ses déclarations", explique Alexandra de Hoop Scheffer, vice-présidente senior pour les questions géopolitiques au German Marshall Fund des Etats-Unis.
L'experte relève la "méthode Macron" de dire les choses tout haut. "Il se fait le porte-parole de ce que beaucoup d'autres capitales européennes pensent tout bas. C'est un scénario qui a été travaillé au plus haut niveau des états-majors militaires depuis deux ans. Donc, après deux ans de guerre, j'interprète cette sortie comme un moment où le président français dit: 'Il faut réévaluer notre engagement avec l'Ukraine, qu'est-ce qu'on fait? Qu'est-ce qui n'a pas marché ces deux dernières années?'"
Toutes les initiatives de défense au niveau européen sont bloquées par le chancelier Scholz
Alexandra de Hoop Scheffer estime aussi qu'il s'agit d'un message envoyé à Moscou, ainsi qu'à l'Allemagne et son chancelier Olaf Scholz: "Toutes les initiatives de défense au niveau européen sont bloquées par le chancelier Scholz. C'est extrêmement problématique", relève-t-elle.
Pour sa part, Ulrike Franke craint que les dissensions entre les alliés ne fassent qu'affaiblir la position européenne. "En analysant tout ce que l'on sait et toutes les déclarations, je crois qu'une fois de plus il y a trop de différences entre les Européens et ce n'est pas un bon signal vers Moscou, ni d'ailleurs vers le monde", analyse la professeure à Science Po Paris.
>> Lire aussi : Poutine brandit la menace nucléaire en cas d'envoi de soldats de l'Otan en Ukraine
L'Europe peut-elle s'émanciper des Etats-Unis?
Les récents propos de Donald Trump, candidat à un deuxième mandat à la présidence des Etats-Unis, ont accentué les inquiétudes en Europe sur la possibilité d'un désengagement américain. Le milliardaire avait encouragé la Russie à attaquer les pays de l'Otan qui ne dépensaient pas suffisamment pour leur défense.
Mais Alexandra de Hoop Scheffer suggère que ces inquiétudes sont mal placées. Plus que Donald Trump, c'est "la politique intérieure américaine qui est imprévisible", selon elle. La chercheuse rappelle que le Congrès américain bloque depuis plusieurs mois l'enveloppe de 60 milliards de dollars d'aide destinée à l'Ukraine et promise par Joe Biden.
Pour cette raison, le président des Etats-Unis ne peut, pour l'instant, pas tenir ses engagements à l'international. Ce blocage pousse la France à vouloir investir en Europe, à l'inverse de Berlin, pour qui la priorité reste l'achat de la garantie sécurité américaine, établie en 1949 par l'Organisation du traité de l'Atlantique nord (Otan), à travers l'acquisition de matériel américain, comme des F-35.
Après la Conférence de Munich, le 17 février dernier, il a donc été question pour l'Europe de s'interroger sur sa capacité à gérer seule sa défense, en se passant de la garantie de sécurité américaine. Mais en a-t-elle réellement les moyens? Pour Alexandra de Hoop Scheffer, le Vieux Continent est face à un "énorme paradoxe".
Il y a de l'argent, mais cela ne reflète pas une politique de défense cohérente
"Les dépenses militaires européennes représentent 240 milliards d'euros, avec une augmentation l'année dernière de 6%. Il y a donc de l'argent, mais cela ne reflète pas une politique de défense cohérente. On le voit très concrètement avec l'incapacité au niveau de l'UE à livrer des munitions à l'Ukraine... On n'arrive pas à tenir nos engagements", relève-t-elle.
Conséquence récente: la France a changé sa position en matière d'achat de matériel militaire et de munitions. "Au départ, elle disait qu'il fallait que cela s'inscrive dans un cadre européen, qu'on achète européen. Mais depuis, elle a bougé. Typiquement, on voit aussi que la Pologne se fournit en munitions vers la Corée du Sud. Il y a toute une espèce d'alliance qui est en train de se faire avec d'autres pays, qui produisent ces munitions plus rapidement que nous. A l'échelle européenne, on est trop lent, désorganisé. On va être obligé de continuer à acheter américain massivement ou à se tourner vers d'autres pays", conclut l'experte.
Propos recueillis par Eric Guevara-Frey
Adaptation web: Jérémie Favre