Dans la majeure partie de l'Europe, la règle est claire: pas d'adresse, pas de vote. Mais l'Irlande a voté en 2022 une réforme qui sera appliquée pour la première fois cette semaine: les personnes sans abri pourront enregistrer l'adresse du bureau de poste de leur choix pour être inscrites sur les listes électorales.
Autre avantage: cette adresse de vote sera enregistrée à vie en tant qu'adresse postale pour ces citoyennes et ces citoyens. "Personne n'aime dire qu'il est sans abri", souligne Louise Bayliss, salariée de l'ONG Focus Ireland. "Donc avoir cette adresse pour tout type de correspondance, pour chercher un emploi ou pour des aides sociales, c'est une forme de dignité."
"Je ne pense pas qu'il existe une meilleure forme d'autonomisation que de pouvoir utiliser son droit de vote démocratique", poursuit-elle.
Redonner pouvoir et dignité aux sans-abri
Une autonomie qui pourra ainsi être en partie rendue aux quelque 14'000 personnes SDF à Dublin. En une décennie seulement, leur nombre a quadruplé dans la capitale irlandaise, principalement en raison d'une pénurie immobilière sans précédent.
Témoignant mardi dans l'émission Tout un monde, Katherine, grand-mère de 54 ans, a fait partie de cette population: "J'étais dans une mauvaise relation, je suis devenue sans-abri… C'est très dur, surtout pour les personnes plus âgées. C'était horrible."
Le logement est un droit humain fondamental. Ça ne devrait pas être une activité lucrative
Après sept ans passés à la rue, elle déplore que la voix des SDF leur ait été si longtemps volée. "Je sens que je peux avoir une voix, parce que je suis témoin de la rue! Nous aurions dû pouvoir voter il y a longtemps: si les gens sont impliqués dans des choses comme ça, cela leur redonne un peu de pouvoir", estime-t-elle.
Katherine note que désormais, les politiques devront se préoccuper de la voix des SDF et proposer des choses pour obtenir leurs votes. "Je n'ai pas voté depuis longtemps mais désormais, je ferai en sorte de voter tout le temps", clame-t-elle.
Engagements pris par le gouvernement
Interpeller le monde politique, c'est aussi ce que cherche à faire Martin Leahy, un musicien de 48 ans. Menacé d'expulsion de son logement, il manifeste tous les jeudis depuis avril 2022 devant le Sénat irlandais en y jouant sa chanson "Everyone Should Have a Home" ("Tout le monde devrait avoir une maison").
"Le logement est un droit humain fondamental. Ça ne devrait pas être une activité lucrative", estime-t-il. Vendredi, son vote ira à l'opposition contre la coalition de centre-droit au pouvoir, composée du Fine Gael et du Fianna Fáil, qu'il accuse d'inaction face à la crise.
Plus de 110'000 nouveaux logements ont déjà été mis sur le marché
Porte-parole du Fianna Fáil sur cette question, la sénatrice Mary Fitzpatrick s'en défend: "Lorsque nous avons pris la relève du portefeuille du logement en 2020, nous avons dû faire face à un défi qui résulte d'une décennie de manque de constructions", estime-t-elle.
Son parti porte un projet de "logement pour tous" qui a pour but de créer 300'000 nouveaux logements dans le pays d'ici 2030, pour un investissement public total de 20 milliards d’euros. "Plus de 110'000 ont déjà été mis sur le marché", affirme la sénatrice.
L'UE à la rue en matière de logement?
La crise du logement frappe de nombreuses capitales européennes. À Bruxelles, Paris, Zagreb, Lisbonne, Prague ou Budapest, le constat est le même et les raisons similaires: loyers inabordables, essor des locations touristiques de courtes durées et diminution de la construction.
En moyenne européenne, le nombre de logements disponibles a diminué d'un quart par rapport à 2023, alors que près de 900'000 personnes sont aujourd'hui sans-abri, selon une étude réalisée par la Fédération européenne des associations nationales travaillant avec les sans-abri (FEANTSA) et la Fondation Abbé Pierre. Quelque 19 millions de personnes sont mal logées sur le continent le plus riche du monde, rappelle également France Info.
Clémence Pénard/jop
"Vu la situation actuelle en Irlande, n'importe qui peut se retrouver sans logement"
Basée à Dublin, troisième ville la plus chère d'Europe, Focus Ireland est l'une des plus grandes organisations de lutte en faveur du logement. Depuis la réforme électorale de 2022, elle a organisé une vaste campagne pour cibler les personnes à la rue, mais aussi près de 70'000 autres vivant dans des logements d'urgence en Irlande, et les inciter à aller voter. Car quand on dort dans la rue, voter est loin d'être une priorité.
L'organisme ne révèle pas combien de personnes se sont inscrites jusqu'à présent, mais il espère que même une faible participation placera la question à l'ordre du jour politique. Et alors que la crise du logement s’accentue en Irlande comme ailleurs en Europe, ce vote pourrait bien changer le ton des prochaines élections.
"Nous essayons de placer le sans-abrisme en tête de l'agenda politique et nous pensons que nous pouvons y parvenir en créant un bloc électoral de personnes qui ont été sans abri, qui risquent de le devenir ou qui le sont", espère Louise Bayliss. Elle note par ailleurs qu'avec "la situation actuelle en Irlande, toute personne logée dans le secteur locatif privé peut se retrouver sans logement!"