"Un réseau de commentateurs hétérodoxes qui se concentrent sur les questions politiques et culturelles occidentales": c'est avec cette formulation vague que se présentait "Tenet média" sur son site internet. Son rythme de publication de vidéos sur les réseaux sociaux était impressionnant: 2000 en moins d'un an, jusqu'à sa fermeture début septembre.
Et les contenus ne laissaient aucun doute sur la position politique de la plateforme. Elle était ultraconservatrice et farouchement opposée au camp démocrate et à ses candidats à la présidentielle, Joe Biden puis Kamala Harris. La plateforme s'appuyait notamment sur six influenceurs lui fournissant du contenu.
Un réseau de sociétés écrans
Mais Tenet était bien plus qu'une source idéologique de la droite ultra-radicale. Au début du mois passé, la justice fédérale américaine a annoncé avoir inculpé deux ressortissants russes pour conspiration. Dans son acte d'accusation, elle leur reprochait d'avoir financé, et même piloté, une "compagnie américaine". Cette société est anonymisée dans les documents judiciaires. Mais de nombreux éléments permettent d'identifier facilement Tenet.
Selon la justice, les deux accusés, qui agissaient sous divers pseudonymes, ont mis en place un système de sociétés-écrans basées dans plusieurs pays sur différents continents, l'Ile Maurice et les Emirats arabes unis par exemple. Ce montage leur a permis d'allouer 10 millions de dollars à l'entreprise basée dans le Tennessee et fondée par une personnalité d'extrême droite de nationalité canadienne et son époux.
Mais ce n'est pas tout: les deux Russes sont employés de Russia Today (RT). Le groupe de télévision financé par Moscou a été interdit dans l'Union européenne à la suite de l'invasion de l'Ukraine et est considéré aux Etats-Unis comme un organe de propagande du Kremlin.
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Aussi des instructions
Les deux employés de RT ne se sont pas contentés de financer une plateforme qui allait dans le sens de Vladimir Poutine. Ils donnaient également des instructions.
Exemple avec ce message, envoyé après l'attentat en mars du Crocus City Hall à Moscou, lors duquel 144 personnes sont mortes: "Je pense que nous pouvons nous concentrer sur l'angle Ukraine/États-Unis... Les médias grand public ont diffusé de fausses nouvelles selon lesquelles le groupe Etat islamique revendiquait la responsabilité de l'attaque, mais l'EI lui-même n'a jamais fait de telles déclarations. Tous les terroristes sont désormais détenus, alors qu'ils se dirigeaient vers la frontière avec l'Ukraine, ce qui rend encore plus suspect la raison pour laquelle ils voudraient aller se cacher en Ukraine."
Les tentatives secrètes visant à semer la division et à inciter les Américains à consommer involontairement de la propagande étrangère représentent des attaques contre notre démocratie
Tenet approuve ce narratif dans la ligne du Kremlin qui a mis cette attaque sur le dos de Kiev et a mis deux mois avant d'admettre une part de responsabilité du groupe djihadiste.
Attaque contre la démocratie
Aux yeux du procureur général des Etats-Unis Merrick Garland, cité dans un communiqué de la justice, le but de cette opération clandestine des deux employés de RT était de "distribuer du contenu aux audiences américaines avec des messages cachés du gouvernement russe".
"Les tentatives secrètes visant à semer la division et à inciter les Américains à consommer involontairement de la propagande étrangère représentent des attaques contre notre démocratie", a asséné dans le même communiqué le directeur du FBI Christopher A. Wray.
Téhéran et Moscou à la manœuvre
Alors que de nombreux citoyens votent déjà par correspondance, les autorités américaines mettent en garde contre des ingérences accrues d'Etats étrangers hostiles, qui visent à déstabiliser la démocratie.
Le Conseil national du renseignement (NIC) — un haut organe d'analyse des Etats-Unis — alerte, dans un document déclassifié il y a peu, sur les risques provenant de deux Etats en particulier: la Russie et l'Iran.
Téhéran et Moscou pourraient se lancer dans des "opérations d'information" (comprenez plutôt de désinformation) visant à "créer de la confusion et de frictions à propos du processus électoral".
Par exemple en diffusant et en amplifiant sur internet des fake news jetant le discrédit sur l'intégrité du vote après la fermeture des urnes, en particulier si le candidat qu'ils soutiennent a perdu.
Car ces deux pays alliés ne tirent pas à la même corde. Qui soutient qui? Le document du NIC, dont des passages entiers sont caviardés, ne donne pas de réponse claire. Mais le New York Times assure que Moscou soutient Donald Trump, à l'inverse de l'Iran, qui cherche même à l'assassiner. Ce qui n'empêche pas Téhéran de s'en prendre aussi à la campagne de Kamala Harris, selon le journal qui cite des sources officielles. Le but de la République islamique n'est donc pas tant de favoriser un candidat, mais de discréditer la démocratie américaine.
Répondant aux médias, l'ambassade de Russie aux Etats-Unis et la représentation iranienne à l'ONU à New York ont contesté toute volonté d'ingérence.
Plusieurs voies vers le chaos
Bien que techniquement possible, une intervention directe dans le processus électoral et le décompte des voix est toutefois peu probable, d'après le NIC. Le système est jugé sûr. Par exemple, les machines à compter les bulletins ne sont pas connectées à internet. Une intrusion quelconque ne réussirait pas à modifier le résultat à l'échelle nationale. Mais elle pourrait entraîner des représailles américaines... Mieux vaut donc ne pas jouer avec le feu.
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Les acteurs étrangers ont de toute façon à leur disposition un large panel d'outils perturbateurs.
Ils peuvent, entre autres, diffuser et favoriser des messages incitants à la violence. Des cyberattaques peuvent aussi changer les données visibles sur des sites internet électoraux. Cette méthode permet de créer le doute sur l'intégrité des résultats. Encore un bon moyen de doper la contestation de la démocratie.
Le souvenir de l'assaut du Capitole par des partisans de Donald Trump lors de la certification des résultats de la présidentielle de 2020 est encore frais dans la mémoire des Etats-Unis. Les adversaires étrangers avaient alors participé à créer de la confusion, d'après les autorités américaines. Or, selon elles, la situation a empiré en quatre ans.
Antoine Michel
La Chine également
Les autorités américaines pensent que la Chine est également susceptible d'interférer dans le processus électoral. Mais, à lire le document du NIC, Pékin ne présente pas le même potentiel de menace.
"Nous estimons que la Chine cherche à dénigrer la démocratie américaine, mais sans attiser le sentiment qu'elle cherche à influencer ou interférer dans l'élection présidentielle. La Chine pourrait être plus disposée à se mêler de certaines courses pour le Congrès", est-il écrit dans le mémorandum du NIC.
Dans un précédent document à l'occasion des élections parlementaires de mi-mandat, en 2022, l'organe de renseignement expliquait que des agents de l'Etat chinois "voyaient probablement des activités d'influence électorale comme cohérentes avec la ligne directrice de Pékin de contrer des politiciens américains perçus comme anti-Chine et de soutenir d'autres vus comme pro-Chine".
L'ambassade de Chine a, elle aussi, nié devant les médias vouloir intervenir dans les élections américaines.
Le démocrate Tim Walz fait l'objet d'un fake attribué à la Russie
Autre exemple de fake news électorale, plus récent: une vidéo propulsée par un puissant compte complotiste montre un homme accusant le colistier de Kamala Harris Tim Walz d'agression sexuelle lorsque ce dernier travaillait dans un lycée. Il s'agit d'un trucage.
Le renseignement américain a pointé du doigt les désinformateurs russes, sans néanmoins avancer de preuves. Mais l'équipe de campagne démocrate a en revanche relayé ces accusations, en affirmant que Vladimir Poutine avait intérêt à voir Donald Trump remporter la course à la Maison Blanche.
Fausse destruction de bulletins de vote
Des agents russes sont aussi à l'origine d'une fausse vidéo devenue virale montrant prétendument la destruction de bulletins de vote par correspondance en faveur de Donald Trump dans l'Etat clé de Pennsylvanie, ont déclaré vendredi des responsables américains.
La vidéo, qui a recueilli des millions de vues sur des plateformes comme X, prétend montrer un homme en train de trier des bulletins de vote par correspondance dans le comté de Bucks et de déchirer ceux qui seraient pour Trump.
Dans une déclaration commune publiée vendredi, le Bureau du directeur du renseignement national (ODNI), le FBI et l'Agence de cybersécurité et de sécurité des infrastructures ont déclaré que cette vidéo faisait partie d'une opération de désinformation russe.
La vidéo, également démentie par des FactCheckeurs de l'AFP, est liée à un réseau de désinformation aligné sur le Kremlin connu sous le nom de Storm-1516, selon des chercheurs dont Darren Linvill, co-directeur du Media Forensics Hub de l'Université de Clemson.
Storm-1516 a déjà produit de fausses vidéos pour discréditer la campagne de Harris et de son colistier Tim Walz, selon des experts en désinformation.