C'est un signe qui ne trompe pas, tant il est rare. A Moscou comme à Kiev, la version est la même. Les troupes du Kremlin gagnent du terrain dans l'est du pays.
Oleksandr Syrsky, commandant en chef des forces armées ukrainiennes, a reconnu dimanche que la situation s'était "détériorée" et que les Russes avaient remporté des "succès tactiques dans plusieurs zones" du front, obligeant les forces ukrainiennes à se retirer des villages de Berdytchiv et Semenivka, au nord-ouest d'Avdiivka, et de Novomykhaïlivka, au sud-ouest de Donetsk.
Le chef de l'armée ukrainienne ajoute que la Russie est à l'attaque "tout le long de la ligne de front", du sud à l'est. Une offensive de printemps où les combats sont de plus en plus violents. Lors d'une même journée, les positions peuvent être prises par l'armée russe, récupérés par les forces ukrainiennes, puis reprises par "l'ennemi", résument à la RTS des soldats ukrainiens.
Poussée vers Ocheretyne
La perte des villages de Berdytchiv et Semenivka n'est toutefois qu'un élargissement de la première percée qui a eu lieu quelques jours plus tôt dans le village d'Ocheretyne, situé à une dizaine de kilomètres à l'ouest d'Avdiivka.
Dans sa note du 29 avril, l'Institute for the Study of War (ISW), un centre d'analyses basé aux Etats-Unis, estime qu'après la prise d'Ocheretyne, le commandement russe dispose de deux options: continuer son avancée vers l'ouest, avec pour objectif opérationnel la ville de Pokrovks, ou alors essayer de se diriger au nord, pour mener d'éventuelles opérations offensives complémentaires autour de Tchassiv Yar, à l'ouest de Bakhmout.
"L'option du nord permettrait aux forces russes de bloquer d'importants carrefours au sud de Kostiantynivka (ville située en aval de Tchassiv Yar, à une quinzaine de kilomètres, ndlr). Cette poussée constituerait un problème sérieux, car cela priverait des dizaines de milliers de soldats ukrainiens de logistique", analyse de son côté Frontelligence Insight, une organisation spécialisée sur le conflit ukrainien et la recherche en sources ouvertes.
A Tchassiv Yar justement, les troupes russes ont concentré des forces, y compris des troupes de la 98e division aéroportée de la Garde, une unité d'élite de l'armée russe. "Cette concentration d'unités efficaces indique non seulement une priorité du commandement russe, mais suggère aussi la formation d'un potentiel offensif — un rassemblement de forces et de ressources pour créer une brèche dans un segment étroit de la ligne de front", commente Frontelligence Insight.
"Si Tchassiv Yar tombe aux mains de la Russie, en particulier dans la partie sud, ils pourraient avancer vers Kostiantynivka, ce qui perturberait aussi la logistique ukrainienne", ajoute encore l'organisation.
Comme le rappelait déjà la RTS, une prise de Tchassiv Yar ouvrirait aussi aux Russes les portes de Kramatorsk, grande ville industrielle située à une vingtaine de kilomètres plus au nord. Les troupes du Kremlin s'approcheraient alors du contrôle total sur l'Oblast de Donetsk, l'un des objectifs prioritaires du Kremlin.
>> Relire à ce sujet : Les lignes de défense ukrainiennes trop fragiles alors que Moscou semble préparer une grande offensive
Couper la logistique ukrainienne à Vouhledar
Dans le même temps, un autre objectif clair des troupes russes est de couper les routes qui mènent à Kurakhove, petite ville située une quarantaine de kilomètres à l'ouest de Donetsk.
"Les forces russes tenteront probablement de contourner Kourakhove par le nord pour contrôler les tirs sur la route principale reliant la ville (...) la perte de Kourakhove pourrait faire courir un risque important à l'ensemble du groupement des forces ukrainiennes dans la région de Vouhledar", explique Frontelligence Insight.
Kurakhove est en effet une plaque tournante logistique vitale qui approvisionne les troupes ukrainiennes à Vouhledar, petite ville que les Russes ont tenté à plusieurs reprises de prendre par le sud et qui a notamment connu en février 2023 ce qui reste à ce jour la plus grande bataille de chars depuis le début de l’invasion: les Russes ont perdu en l'espace de trois semaines de combats plus d'une centaine de chars et véhicules blindés.
"La prise de Kurakhove permettrait cette fois aux forces russes d'avancer vers Voulhedar depuis le nord, le pire cas de figure pour les défenseurs ukrainiens", souligne Frontelligence Insight.
Manque de soldats, de munitions, de fortifications
Pour les spécialistes, la détérioration de la situation pour les troupes ukrainiennes s'explique de plusieurs façons. Le pays manque d'abord de bras. Certaines brigades ne fonctionnent désormais plus qu'à 40% de leur capacité initiale, tant en termes de personnel que de véhicules disponibles.
Une nouvelle loi sur la mobilisation a été promulguée par le président ukrainien mi-avril, mais elle n'entrera en force qu'un mois après sa publication officielle, soit le 18 mai prochain. A cela s'ajoute le temps qu'il faudra pour mobiliser et entraîner les nouvelles recrues. Selon Frontelligence Insight, une stabilisation des effectifs n'est ainsi pas attendue avant l'automne 2024.
Un autre problème souligné depuis des semaines par le gouvernement ukrainien est le manque de matériel militaire, notamment de munitions. "Du côté ukrainien, il existe des unités dont les dépenses ont diminué de 70 à 90% par rapport à l'été 2023. Les tirs d'artillerie sont limités au minimum et doivent souvent être autorisés par les commandants de brigade", explique dans une série de tweets sur X Konrad Muzyka, analyste de défense indépendant et spécialiste de la Russie.
Pour cet expert réputé, l'aide occidentale, et notamment l'aide militaire américaine finalement débloquée au Congrès, ne suffira pas. "Elle ne changera pas le cours de cette guerre (...) Il faut des solutions systémiques à long terme, tant de la part des Etats-Unis que de l'Europe, ainsi que la présentation d'un plan spécifique de soutien militaire à l'Ukraine, ce qui lui permettra de se concentrer sur la planification", estime-t-il.
Le manque évident de fortifications ukrainiennes et leur piètre qualité sont aussi pointés du doigt. La construction de tranchées de base s'avère insuffisante, alors que l'espace aérien est saturé par les drones russes. Experts et analystes jugent nécessaire la construction de fortifications avec une couverture supérieure sur les abris-réservoirs et les tranchées, des structures en béton, mais aussi des filets pour contrer la menace des drones. Or Kiev, trop occupé à son offensive de l'été 2023, a pris beaucoup de retard dans ces préparatifs.
Mis bout à bout, tous ces éléments font dire à Konrad Muzyka que l'Ukraine est actuellement dans la pire situation sur le front depuis mars 2022. "L'avantage numérique des Russes ne cesse de croître, tout comme le nombre de leurs attaques", explique-t-il.
"C'est l'une des situations les plus favorables pour la Russie. Ne pas en tirer profit serait une indication de leur incapacité à atteindre leur objectif de s’emparer de l’ensemble de la région du Donbass dans un avenir proche", conclut de son côté Frontelligence Insight.
Tristan Hertig