La classe moyenne argentine ébranlée par Javier Milei, après l'avoir plébiscité dans les urnes
En Argentine, l'inflation dépasse actuellement les 250% annuels. "En décembre, le ticket de bus coûtait 1000 pesos. En janvier, c'est passé à 2000 et, aujourd'hui, j'apprends que c'est désormais 2900 pesos. Et ça, c'est juste pour l'aller; le retour, c'est 2900 pesos de plus", soit environ 6 francs de transports en commun par jour, trois fois plus qu'en décembre, illustre jeudi dans l'émission Tout un monde Evelyn, infirmière à Córdoba, la deuxième ville du pays.
"Quasiment la moitié de mon salaire part en transports. Cela me coûte presque aussi cher de faire des allers-retours que de louer [un logement] à Córdoba", se désole l'Argentine, qui avait choisi de s'installer à une centaine de kilomètres de la capitale provinciale pour payer un loyer moins cher.
Ces dernières semaines, le prix du ticket de bus a explosé dans l'ensemble du territoire, après que le président Javier Milei a décidé de supprimer le fonds national de subventions aux transports en commun. "Il aurait pu supprimer d'autres subventions, comme celles au secteur agro-industriel, qui n'est pas autant affecté que les travailleurs qui vivent au jour le jour", estime Evelyn.
Forte perte du pouvoir d'achat
Le dirigeant argentin avait prévenu que faire baisser l'inflation dans le pays pourrait prendre entre 18 et 24 mois. Il promet un vrai tournant en milieu d'année. Mais avec la dérégulation de l'économie et la fin des accords de prix et des subventions mis en place par le gouvernement précédent, le coût de la vie a bondi de plus de 50% en deux mois, sans que les salaires ne suivent le rythme. Entre décembre et janvier, les travailleuses et travailleurs argentins ont perdu 18% de pouvoir d'achat, sa pire chute depuis 21 ans, selon l'indice national RIPTE.
L'éducation n'est pas non plus épargnée par le plan "tronçonneuse" de Javier Milei, qui a réduit drastiquement les dépenses publiques dans le secteur. Le président a dans son viseur "l'Etat ennemi" et son "orgie de dépense publique", coupables, selon lui, de déficits budgétaires structurels et d'une inflation chronique.
S'il a été élu sur la promesse de remettre de l'ordre dans les comptes publics, le chef d'Etat avait aussi promis de faire payer l'ajustement budgétaire à la "caste politique". A Córdoba, alors plus de 75% des électeurs et électrices ont voté pour le président, certains ont le sentiment, trois mois après le scrutin, que la classe moyenne est particulièrement mise à contribution: "Les salaires n'augmentent pas, mais le prix du ticket de bus et de la nourriture, lui, augmente, tout comme celui des fournitures scolaires. La politique d'austérité devait toucher les grandes fortunes, ceux qui ne déclarent pas leurs impôts, mais ce sont finalement les travailleurs qui en payent le prix", regrette Matias.
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Une fragmentation de la classe moyenne
La classe moyenne a longtemps été l'emblème d'une Argentine plus prospère et plutôt égalitaire, aux perspectives d'ascension sociale enviées en Amérique latine. Aujourd'hui, elle subit de plein fouet la politique d'austérité du gouvernement Milei.
Néanmoins, le déclin et la fragmentation de cette frange de la population ne datent pas de Javier Milei, mais de cycles néo-libéraux successifs depuis une cinquantaine d'années, le plus important ayant eu lieu sous la dictature entre 1976 et 1983, relève l'historien Ezequiel Adamovsky, auteur d'une "Histoire de la classe moyenne en Argentine".
Au déclassement s'ajoute un dérèglement de boussole, selon l'écrivain, avec des attaques, palpables sous Javier Milei, sur "un univers de références qui nourrissaient l'identité de la classe moyenne": la recherche, l'éducation et la culture subventionnées, mais à présent "diabolisées et culpabilisées pour tous les maux passés". Au point qu'idéologiquement aussi, certains pans de la classe moyenne se mettent à osciller du progressisme à l'extrême-droite, ajoute Ezequiel Adamovsky.
Javier Milei garde le cap
Selon les enquêtes d'opinion, environ la moitié des Argentines et Argentins conservent toutefois une image positive du gouvernement, malgré le contexte économique. "Je pense qu'il est très prématuré de remettre en cause [Javier Milei]. Dans un an, on fera le point. Si à la fin de son mandat, il n'a pas tenu ses promesses et que la situation ne s'est pas améliorée, quelqu'un d'autre gagnera", affirme Rebecca, employée administrative dans une école, qui souffre pourtant des coupes dans l'éducation.
"C'est vrai que c'est la classe moyenne qui trinque, mais je pense que cela devait arriver. Il faut créer des emplois et en finir avec les aides sociales", estime de son côté Sebastian, travailleur dans le bâtiment, un secteur qui a perdu 100'000 emplois depuis que Javier Milei a suspendu tous les travaux d'infrastructure publique.
Selon une estimation de l'Université catholique d'Argentine, depuis l'élection du président, plus de 3 millions et demi de personnes sont passées dans la pauvreté, qui concerne désormais 57% de la population, contre 41% il y a cinq mois.
Alors que le contexte social se crispe et que les mouvements sociaux se multiplient, le dirigeant argentin fait quant à lui le pari que la population saura prendre sur elle jusqu'à ce que la situation économique s'améliore. "Les gens sont bien conscients qu'on passe un moment très difficile, mais ils commencent à voir la sortie, la lumière au bout du tunnel", assure Javier Milei.
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Reportage radio: Théo Conscience
Adaptation web: iar avec agences