Annexée en 2014 dans la relative indifférence du camp occidental, la péninsule de Crimée est devenue un véritable symbole pour Vladimir Poutine. Conquise en 1783 par la tsarine Catherine II avant d'être cédée à l'Ukraine par Nikita Khrouchtchev en 1954, la région sert en effet le narratif historique du maître du Kremlin, qui y voit une terre inaliénable à la Russie.
Mais la péninsule revêt également une importance stratégique capitale. Avec le port de Sébastopol, au sud-ouest de la Crimée, la Russie peut contrôler la mer Noire et accéder, via le détroit du Bosphore, aux mers du Sud: Marmara, puis la Méditerranée.
Centre logistique de l'invasion
Très fortement militarisée depuis son annexion, la Crimée a aussi servi de point d'ancrage et de projection à la Russie dans l'invasion de l'Ukraine. L'armée russe a en effet utilisé la région pour lancer ses opérations terrestres en direction de Kherson et de Zaporijjia et a rapidement réussi à s'emparer de territoires clés du sud ukrainien. Une situation qui lui a permis de sécuriser de nouveaux corridors terrestres entre la péninsule, l'est de l'Ukraine occupée, puis la Russie continentale.
Basée à Sébastopol, la flotte de la mer Noire a également été un atout majeur pour Moscou. Elle a permis de mettre en place un blocus naval sur les ports ukrainiens, ce qui a eu d'importantes répercussions sur le commerce maritime, contribuant à la pression économique sur Kiev.
Mais la Crimée a surtout servi au ravitaillement russe en troupes, en armes, en munitions et en vivres pour le front sud de la guerre. Inauguré en 2018 par Vladimir Poutine, le pont de Kertch, qui permet une liaison à la fois autoroutière et ferroviaire entre la Russie continentale et la péninsule, a joué en cela un rôle crucial. En d'autres termes, la Crimée a été un véritable centre logistique et une base arrière capitale.
Campagne incessante de frappes ukrainiennes
Les autorités ukrainiennes ont très rapidement compris l'importance de frapper la Crimée pour résister à l'invasion. En octobre 2022, un camion chargé d'explosifs a sauté sur le pont de Kertch, tuant cinq personnes. Début juillet 2023, une opération audacieuse a vu des drones navals ukrainiens frapper les piliers du même pont, forçant la Russie à interrompre la circulation ferroviaire et automobile pendant plusieurs jours.
Dans le même temps, l'Ukraine n'a cessé d'agresser la flotte russe de la mer Noire, avec de très nombreuses attaques de missiles et de drones navals, dont l'exemple le plus flagrant reste sans doute toujours la frappe sur le croiseur russe Moskva, navire amiral coulé au mois d'avril 2022.
Au total, cette campagne de frappes pourrait avoir mis hors service, selon les estimations, jusqu'à la moitié de la flotte russe. L'immense majorité restante des vaisseaux ont par ailleurs été forcés de se repositionner dans le port de Novorossiysk, près de 300 kilomètres plus à l'est, en Russie continentale. Un port qui a lui-même subi des attaques de drones ukrainiens en mai dernier.
Conséquence directe de ces multiples attaques, l'Ukraine a pu briser le blocus naval et relancer son trafic de marchandises à travers la mer Noire, revenant mi-2024 à des volumes proches des niveaux d'avant-guerre. Surprotégé depuis les attaques, le pont de Kertch a quant à lui vu son trafic ferroviaire militaire être presque totalement arrêté. Sur la quarantaine de trains qui transportaient chaque jour armes et munitions en Crimée, il pourrait n'en rester que quelques-uns, voyageant exclusivement de nuit.
Preuve de l'inquiétude russe concernant la sécurité de l'ouvrage emblématique, la Russie construit une nouvelle ligne ferroviaire qui doit relier Rostov-sur-le-Don et la Crimée via le sud de l'Ukraine occupé, en longeant la mer d'Azov, pour offrir une redondance logistique.
D'un atout à un point faible
Depuis plusieurs mois, les projecteurs sont braqués sur l'est de l'Ukraine, où les combats les plus intenses font rage dans les oblasts de Donetsk, Lougansk et Kharkiv. Les rapports quotidiens de l'Institute for the Study of War (ISW), un centre d'analyses basé aux Etats-Unis, confirment que le front sud est plus stable et ne connaît pas de gains significatifs, d'un côté ou de l'autre.
Les nombreuses lignes de défense russes qui ont contrecarré la tentative d'offensive ukrainienne à l'été 2023 y sont sans doute pour beaucoup.
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Il a donc pu paraître étonnant d'entendre Volodymyr Zelensky expliquer au début de cette année que la Crimée était "la priorité stratégique de 2024", au moment même où la pression s'accroissait à l'est, avec notamment une importante pénurie de munitions d'artillerie.
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Mais le président ukrainien ne semble pas s'être trompé. S'il y a bien un endroit où l'Ukraine remporte des victoires, c'est en Crimée. Une tendance qui semble se confirmer de plus en plus. Après les multiples succès apportés par l'utilisation de drones navals, ce sont les armes occidentales qui commencent à fournir leurs effets.
Missiles guidés américains ATACMS, missiles de croisière britanniques Storm Shadow et français SCALP: les nouvelles armes à longue portée fournies par le camp occidental permettent désormais à Kiev de frapper n'importe quelle position en Crimée.
Au cours des derniers mois et semaines, l'armée ukrainienne a d'ailleurs augmenté la cadence de ses frappes sur des positions en Crimée, concentrant ses efforts sur des bases aériennes, des centres de logistique, mais surtout les systèmes de défense aérienne russes.
Interrogé par le média Business Insider au mois de juin, Frederik Mertens, analyste au Centre d'études stratégiques de La Haye, juge que ses frappes avaient pour but de désactiver le plus possible de défenses aériennes pour permettre aux futurs avions de chasse F-16 d'opérer librement au-dessus de la Crimée. Pour ce spécialiste, la péninsule deviendrait de plus en plus vulnérable pour les Russes à mesure que les systèmes d'armement occidentaux arrivent en Ukraine.
"Les Ukrainiens sont systématiquement en train de rendre la Crimée inhabitable pour les forces russes", renchérit dans The Economist Ben Hodges, ancien commandant des forces américaines en Europe. Pour celui qui est désormais conseiller auprès de l'Otan, les Russes n'ont aussi "aucun endroit où se cacher", grâce aux images satellites des alliés, mais aussi aux Ukrainiens qui opèrent clandestinement en Crimée.
Si un assaut amphibie sur la Crimée reste tout à fait inconcevable à ce stade, la péninsule est véritablement devenue "un point faible" de la Russie, estime de son côté Lawrence Freedman, professeur britannique en études de la Guerre.
Pour améliorer sa défense, la Russie aurait récemment déployé en Crimée son système de défense aérienne S-500, le plus sophistiqué de son arsenal, selon Kyrylo Boudanov, directeur du renseignement militaire ukrainien.
Quant au pont de Kertch, il resterait un objectif prioritaire de l'Ukraine, bien qu'il serve désormais beaucoup moins à la logistique militaire russe. Dans une interview accordée fin juin au Philadelphia Inquirer, Kyrylo Boudanov appelait d'ailleurs très ouvertement les Etats-Unis à fournir davantage d'ATACMS pour frapper l'infrastructure russe.
Dans les faits, le pont est maintenant très surveillé par les Russes, avec de multiples systèmes défensifs. Pour l'endommager suffisamment, l'opération doit être pensée et minutieuse. L'armée ukrainienne compterait notamment sur l'arrivée de missiles Taurus, que l'Allemagne refuse pour l'instant de lui livrer, mais qui pourraient s'avérer beaucoup plus efficaces dans ce cas de figure.
Tristan Hertig