La prise de pouvoir des narcos en Amérique latine est d'une "logique implacable", selon Bertrand Monnet
Bertrand Monnet, professeur à l'EDHEC Business School de Lille, titulaire de la Chaire de management des risques criminels, connaît le secteur des narcotrafiquants de l'intérieur. Pour ses recherches, il est en contact régulier avec des cartels mexicains qu'il rencontre chez eux; il en a d'ailleurs tiré une série documentaire, "Narcos Business", publiée sur le site du quotidien Le Monde.
En Amérique du Sud, plusieurs pays tels que la Colombie, le Mexique ou l'Equateur semblent tomber, les uns après les autres, sous l'emprise des cartels de la drogue. Selon Bertrand Monnet, interrogé mardi dans l'émission Tout un monde, le phénomène est inévitable: "Il y a une véritable logique, assez implacable, économique. Si l'Equateur connaît aujourd'hui cette situation sécuritaire et politique, c'est surtout dû à l'explosion du trafic de cocaïne d'un pays voisin, la Colombie."
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Car la production de cocaïne colombienne connaît une augmentation massive, près de 15% l'année dernière "et toute cette production doit être exportée", indique-t-il.
Depuis plusieurs années, les narcos (...) sont un peu les traders de la cocaïne colombienne
A ses yeux, les narcotrafiquants agissent en quelque sorte comme des traders. Ainsi, ils ont jeté leur dévolu sur de nouveaux ports pour compléter ceux qu'ils utilisent. Ils ont donc choisi le port de Guayaquil, en Equateur, pour deux raisons: il est en eaux profondes et il a une forte capacité. De plus l'Equateur est un voisin de la Colombie.
En établissant progressivement leur présence en Equateur, les narcotrafiquants colombiens et mexicains influencent le milieu criminel local, ce qui a conduit à une augmentation de la violence. "Au fur et à mesure, de petits gangs se sont transformés en une vingtaine d'organisations criminelles structurées avec une vraie aptitude à corrompre l'appareil de l'Etat et la police", explique le professeur.
La montée de violence observée actuellement est liée à la réaction courageuse de l'Etat équatorien contre les criminels existants, analyse l'expert. Il est impossible de savoir si l'Etat a trop tardé pour stopper la corruption, "mais il est certain que la situation est très dangereuse. Les semaines à venir le diront", précise-t-il.
Petit à petit, le cancer criminel s'étend (...) en Equateur. Malheureusement, ce cancer risque de s'étendre à d'autres pays
Il compare cette extension d'influence des narcotrafiquants à un "cancer" qui malheureusement "risque de s'étendre à d'autres pays".
Selon Bertrand Monnet, l'"augmentation de la production de la cocaïne n'est pas liée à une hausse massive de la consommation dans les pays occidentaux, mais "à l'explosion de la situation sécuritaire en Colombie". Aujourd'hui encore, 17'000 anciens membres des guérillas colombiennes ne se battent plus pour une cause, mais pour le trafic de drogue. Ils ont développé de nombreux laboratoires clandestins et leur production a explosé.
Le coût de la corruption pour faire entrer un kilo de cocaïne en Europe, c'est à peu près 18'000 dollars
Pour importer de la cocaïne en Europe via des ports tels qu'Anvers, Rotterdam ou Le Havre, les narcotrafiquants n'hésitent pas à corrompre les autorités locales: "Bien entendu, ces organisations ont gangréné une partie des ports européens", déclare Bertrand Monnet. En se référant à ses entretiens réguliers avec les narcotrafiquants mexicains, il explique que le coût de cette corruption pour chaque kilo de cocaïne est d'environ 18'000 dollars.
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Face à la croissance de la présence d'organisations criminelles, les Pays-Bas et la Belgique "luttent courageusement", mais avec du retard. "On n'en est pas au stade de l'Equateur, mais force est de constater qu'au cœur de l'Europe, il y a deux Etats qui se sont réveillés tardivement", affirme-t-il.
En conclusion, il explique que le seul domaine où les Etats peuvent agir plus efficacement, c'est le blanchiment: "Parce qu'agir sur le blanchiment, c'est convaincre les narcotrafiquants que finalement tout ce qu'ils font ne sert à rien. Les gens du cartel sur lequel je travaille gagnent des milliards de dollars chaque année."
Propos recueillis par: Eric Guevara-Frey
Adaptation web: Miroslav Mares