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Le correspondant en Inde de la RTS interdit d'exercer et contraint de quitter le pays

Guillaume Delacroix a écrit le livre "Dans la tête de Narendra Modi". [Reuters - Stelios Misinas]
L’Inde chasse des journalistes étrangers, dont notre correspondant Sébastien Farcis / Tout un monde / 8 min. / le 21 juin 2024
En Inde, la plupart des grands médias sont désormais aux mains d'oligarques proches du Premier ministre Narendra Modi. Davantage indépendants, les journalistes étrangers sont de plus en plus ciblés par le pouvoir. Le correspondant de la RTS Sébastien Farcis s'est ainsi vu interdire de travailler début mars.

Depuis plusieurs années, le gouvernement indien de Narendra Modi restreint les libertés. Minorités opprimées, associations interdites ou culte du chef: certains parlent même de dérive autoritaire dans un pays que l'on qualifiait volontiers de "plus grande démocratie du monde". Et comme souvent, de telles dérives touchent aussi les journalistes. L'Inde est désormais classée 161e sur 180 pays au classement de la liberté de la presse de Reporters sans frontières.

Correspondant en Inde depuis 13 ans pour plusieurs médias francophones, dont la RTS, le Français Sébastien Farcis a été directement touché: peu avant les dernières élections législatives dans le pays, le gouvernement indien a refusé sans explications de renouveler son permis de travail, le privant également de revenus.

Malgré des semaines d'efforts pour contester la décision, il a été contraint de quitter le pays pour rentrer en France avec sa famille, même si son statut de résident n'a pas été remis en cause. Vendredi dans l'émission Tout un monde, il est revenu sur cette décision qui, malgré certains signes avant-coureurs, lui est tombée dessus brutalement. Et au-delà de son cas personnel, il déplore des "ponts qui se ferment entre les peuples" et alerte sur les changements qui ont cours en Inde.

Tout un monde: Sébastien Farcis, qu'est-ce qui vous est reproché exactement?

Sébastien Farcis: On ne m'a jamais justifié cette interdiction. Le 7 mars dernier, j'ai simplement reçu au travail un courriel d'une ligne avec cette mention: "Votre permis de travail vous a été REFUSÉ". Je me souviens que "refusé" était écrit en capitales. J'ai été estomaqué, j'ai cherché à comprendre, mais jamais on ne m'a justifié cette interdiction.

Ça m'a donc empêché de travailler, de couvrir les élections, de parler à la radio, de sortir des reportages... Du jour au lendemain, ce sont treize ans de ma vie, de mon travail en Inde, qui se sont arrêtés.

Vous ne l'avez pas senti venir?

Si, on l'a vu venir, particulièrement depuis 2019 avec le renforcement du contrôle sur les journalistes et sur toute l'activité de la société civile. Les chercheurs aussi ont été réprimés, leurs fonds supprimés... On a vu arriver à la tête du ministère de l'Intérieur un homme assez lugubre, assez autoritaire, appelé Amit Shah. Il a, entre autres, instauré des contrôles plus stricts sur les journalistes et les correspondants étrangers, en nous imposant un permis de travail supplémentaire depuis 2022. C'est celui-là qui m'a été accordé une fois puis refusé la deuxième.

Je ne suis pas le premier correspondant étranger à être interdit de travail, je suis le cinquième. La dernière en date, Vanessa Dougnac, qui était aussi la correspondante du Temps, a dû partir en février, quasiment expulsée du jour au lendemain (après 25 ans passés en Inde, ndlr). Donc j'ai vu le vent tourner. Mais bien sûr, personne n'est préparé à ce que ça lui tombe dessus, donc ça a été très fort et assez choquant.

En quoi des journalistes étrangers gênent-ils le pouvoir indien, alors que celui-ci est très puissant?

Les journalistes étrangers gênent parce qu'ils sont peut-être les derniers à pouvoir parler librement. Les médias indiens, eux, sont déjà repris par des groupes idéologiquement ou économiquement proches du pouvoir, comme on le voit dans beaucoup de pays, notamment en France.

Les voix des médias indiens d'un coup se sont tues et se sont transformées en caisses de résonance à la gloire de Narendra Modi

Sébastien Farcis, (ex-)correspondant en Inde de la RTS

En Inde, ce sont deux groupes, Ambani et Adani, qui sont originaires de la région du Premier ministre, qui en ont toujours été très proches et qui ont reçu énormément de contrats publics ces dernières années. Peut-être qu'en échange, on voit émerger un capitalisme de connivence. Quand ces groupes rachètent des médias, ils sont transformés. Pas directement en propagande, mais leurs voix sont beaucoup moins critiques. C'est ce qui arrive depuis 2014, jusqu'au rachat de NDTV par l'un de ces groupes en début d'année. Les voix des médias indiens d'un coup se sont tues et se sont transformées en caisses de résonance à la gloire du Premier ministre Narendra Modi.

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Les médias étrangers, eux, sont plus indépendants, continuent de critiquer et ça dérange. Narendra Modi n'est pas un homme qui aime être contesté. Il aime le culte de sa personnalité. Donc les médias étrangers ont été progressivement accusés d'avoir une sorte d'agenda, d'être des agents payés par l'étranger, voire par George Soros. Depuis hier, je reçois moi-même des milliers de messages avec ces accusations. Il y a une forme de complot qui a été promu par le gouvernement lui-même pour éviter la critique. Et de plus en plus de médias étrangers sont renvoyés ou diffamés.

Vous étiez installé en Inde, vous avez épousé une Indienne... Pour vous, c'est aussi un déchirement personnel?

Ce que je trouve particulièrement dur et injuste, c'est que si je me suis installé pendant treize ans en Inde, c'est parce que j'aime ce pays. Je l'ai épousé aussi en quelque sorte et j'essayais de le comprendre dans toute sa complexité. Quand on aime quelqu'un, on dit la vérité. C'est pareil pour un pays, on dit la vérité quand il dérive.

On perd un lien entre nos sociétés, ce sont des ponts entre les peuples qui se ferment

Sébastien Farcis, (ex-)correspondant en Inde de la RTS

Mais j'ai dû repartir et ma femme a dû me suivre. C'est un déchirement pour nous. Je trouve dur que l'Inde impose cela à des gens qui s'impliquent autant dans le pays. C'est un pays très complexe, il faut beaucoup d'investissement pour essayer de le comprendre. Cet investissement est rompu aujourd'hui par mon expulsion un peu radicale. Et je pense qu'on perd aussi un lien entre nos sociétés. Ce sont des ponts entre les peuples qui se ferment.

Avez-vous encore des possibilités de recours?

Oui, pendant trois mois après mon interdiction, j'ai tenu et continué de vivre en Inde. Je ne voulais pas partir du jour au lendemain. Je voulais dire aux autorités que ce n'est pas acceptable. J'ai donc fait un premier recours. Je n'ai pas eu de réponse, alors j'ai refait une demande. Pour demander des comptes au gouvernement, pour ne pas partir dans le silence, pour dire aux Indiens qu'il faut se battre aussi pour cette liberté d'expression qui est en danger.

C'est aussi pour envoyer un signal aux autorités suisses, françaises et européennes: nous sommes en train de voir l'Inde changer. C'est peut-être un allié géopolitique important aujourd'hui, mais souvenez-vous de la Chine. C'était un allié économique important mais elle a changé, et peut-être qu'on s'en est rendu compte trop tard. Il faut dire la vérité sur l'Inde: c'est un grand pays avec un peuple riche et intéressant, mais si le gouvernement le transforme en une cage pour les journalistes, en une zone sans liberté d'expression, il faut aussi que nous, les grandes démocraties, lui disions la vérité en face.

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Propos recueillis par Eric Guevara-Frey

Adaptation web: Pierrik Jordan

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