Des soldats, armes à la main et visages graves, apparaissent sur un bas-relief de la façade d'un bâtiment historique au centre de Tallinn, la capitale de l'Estonie. Des étoiles ornent le sommet des colonnes et l'emblème soviétique pointe sur le toit.
"Selon la loi discutée en ce moment au Parlement, le propriétaire de ce bâtiment devrait enlever ces symboles. C'est ridicule", s'agace Andro Mänd. Le président de l'Association estonienne des architectes ne voit aucune menace dans ces symboles. "C'est juste une trace de l'histoire, ici en Estonie. Mais nos politiciens ne le voient pas ainsi, tout comme une majorité de la société."
Une loi en préparation
En effet, le Parlement estonien débat actuellement d'un texte de loi pour faciliter le retrait d'objets ou de symboles soviétiques de l'espace public.
Une façade ou une statue ne devraient ni inciter à la haine, ni soutenir un régime d'occupation ou un acte d'agression. Il en va du maintien de l'ordre public, selon le gouvernement estonien à l'origine du texte, dans un contexte plutôt tendu.
L'Estonie a vécu sous occupation soviétique jusqu'en 1991. Ce petit pays de 1,3 million d'habitants se situe à la frontière russe et compte une minorité russophone, environ un quart de sa population. Tallinn redoute que le président russe Vladimir Poutine justifie une intervention pour "sauver" cette minorité, comme cela a été le cas en Ukraine.
Les milieux culturels inquiets
Avec 13 autres associations culturelles, Andro Mänd a signé une pétition en 2022 déjà pour s'opposer à ce grand ménage dans l'espace public.
Il poursuit son combat aujourd'hui. Un cas en particulier l'inquiète: un immense mémorial soviétique aux portes de la capitale, que certains politiciens souhaitent détruire. "C'est l'un des plus beaux exemples d'architecture paysagère de la région balte. C'est de la pure géométrie, de la pure architecture. Là, il n'y a pas de symboles soviétiques", s'alarme Andro Mänd.
Les milieux culturels et artistiques reprochent aux autorités estoniennes une certaine précipitation. "Nous avons attendu 30 ans avant de prendre ces décisions. Avant, personne ne s'en souciait. Maintenant, avec la guerre en Ukraine, ça devient un sujet brûlant", constate Andro Mänd. "Nous devrions prendre le temps d'estimer ce qui a de la valeur, car la majorité de ces statues soviétiques sont inintéressantes. Mais certaines ont une grande valeur artistique."
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Un soldat de bronze déplacé
Mais il n'aura pas été nécessaire d'attendre l'invasion russe en Ukraine en 2022 pour mesurer la dimension politique de certains monuments.
Un cas emblématique est le déplacement, en 2007, d'une statue soviétique du centre de Tallinn vers la périphérie. Ce soldat de bronze était tour à tour perçu comme un symbole de l'occupation soviétique pour certains et un symbole de résistance au nazisme pour une partie de la minorité russophone notamment. Son démontage a suscité une vive réaction de Moscou, qui a riposté par une cyberattaque massive contre l'Estonie. La guerre des mémoires était lancée et touche depuis tous les pays baltes.
Cocktail molotov au musée
A Riga, en Lettonie, le Musée de l'Occupation a ainsi eu une surprise de taille ce printemps. Il a reçu un cocktail molotov dans ses locaux. Le musée n'en est pas à sa première attaque depuis sa rénovation en 2022 et démontre que les institutions culturelles sont au cœur de ces tensions.
Tallinn a aussi son Musée des occupations et de la liberté, le Vabamu. L'institution présente surtout des objets du quotidien. Si elle n'a jamais subi de tels accès de violence, elle discute de la manière de réagir et d'y faire face.
"La sécurité de l'Etat, ce n'est pas seulement acheter des armes et investir dans l'armée", argumente Nikolai Ostašov. "Cela passe aussi par la construction d'une nouvelle identité pour les écoliers russophones", précise le responsable pédagogique du musée.
Le Vabamu a ainsi mis sur pied un cours en russe qui leur est destiné, en collaboration avec des historiens estoniens, spécialistes du XXe siècle. "Ils leur racontent des histoires personnelles et les élèves peuvent décider: était-ce une libération? Quelle sorte de liberté les crimes staliniens ont-ils apporté à notre société? Et si l'histoire se répétait en Estonie, que feraient-ils?", détaille Nikolai Ostašov.
Le Musée des occupations et de la liberté propose également une visite guidée de la vieille ville de Tallinn et de ses bâtiments, sur les traces de l'ère soviétique. A faire donc avant que ces vestiges ne disparaissent peut-être un jour de l'espace public.
Julie Rausis