L'histoire avait fait son petit effet en septembre dernier: selon les mesures d'une équipe de l'Université de Lausanne, le Crêt de la Neige, considéré comme le plus haut sommet du Jura avec ses 1718 mètres d'altitude, n'est en réalité pas le point culminant de la chaîne franco-suisse. La palme revient à un pic anonyme, dûment mesuré à 1720,83 m et baptisé "J1".
>> Plus de détails dans notre article : Le Crêt de la Neige détrôné par le "J1" en tant que plus haut sommet du Jura
Déjà sur les cartes
La nouvelle avait de quoi surprendre, d'autant plus que la question du point culminant du Jura était un sujet déjà amplement discuté au cours des dernières décennies, notamment pour déterminer qui, du Reculet ou du Crêt de la Neige, détenaient ce titre symbolique.
Et de surprise, en fait, il n'y en a pas vraiment: interrogé début novembre, l'Institut national de l’information géographique et forestière (IGN) – l'homologue, en France, de l'Office fédéral de la topographie (Swisstopo), chargé notamment de réaliser et publier les cartes topographiques du territoire – l'a confirmé à RTSinfo: ce sommet était déjà connu.
Il s'agit bien du même sommet, à quelques dizaines de centimètres près
Ce sommet et son emplacement figurent d'ailleurs en bonne et due forme sur le géoportail français, le portail en ligne de la cartographie. Sans nom, mais coté à l'altitude 1720 mètres, soit deux de plus que le sommet voisin du Crêt de la Neige. "Il s'agit bien du même sommet [que celui mesuré par l'Université de Lausanne, ndlr], à quelques dizaines de centimètres près", détaille Hervé Quinquenel, chef de l'équipe Cartographies et chaîne graphique au sein de la Direction des opérations et des territoires de l'IGN.
Plusieurs personnes revendiquent la paternité de sa découverte. En 2003, l'un d'eux, cartographe, informe l'IGN qu'il a mesuré son altitude à 1720m. L'Institut national vérifie alors la mesure et la confirme. Il est décidé d'ajouter le point et son altitude sur les éditions 2003 et 2007 de la carte au 1:25'000 de la région au format papier [lire aussi l'encadré].
Pour une raison que l'IGN ne s'explique pas, ce point disparaît curieusement de l'édition 2019 de la carte, dernière en date à avoir été imprimée. Il sera toutefois réintroduit à la prochaine mise à jour de l'édition papier, et vraisemblablement avec la nouvelle altitude (arrondie) calculée par l'équipe de l'Université de Lausanne, soit 1721m au lieu de 1720, selon Hervé Quinquenel. Il ne voit en effet "pas de raison" de remettre en cause la mesure suisse, d'autant plus que la mesure de 2003, confirmée en 2020 via la technologie Lidar, était moins précise.
Querelle de non-spécialistes
Pour les spécialistes, l'affaire est donc réglée: la borne géodésique du Crêt de la Neige est située à 1718 mètres d'altitude, et on trouve à proximité une "bosse" qui affiche une altitude supérieure, mesurée cette année à 1721 mètres. Mais pour le grand public, et plus encore pour les amateurs invétérés du Trivial Pursuit, la question reste brûlante: quelle réponse faut-il désormais donner à la question "Quel est le point culminant du Jura?"
Le véritable point culminant du Jura? Ça n'est pas le problème des géodésiens, car il n'y a pas de borne à cet endroit-là!
"Du point de vue des géodésiens, ça n'est pas leur problème, car il n'y a pas de borne à cet endroit-là", s'amuse Hervé Quinquenel, qui précise qu'il n'est pas du ressort de l'IGN de proclamer un sommet ou un autre "point culminant" d'un massif quelconque. Pas plus, du reste, que l'Institut ne peut décréter de nouveau nom pour un sommet qui en est dépourvu: "C'est l'usage qui décidera". Charge, ensuite, aux instituts de topographie de rendre compte de cet usage en l'inscrivant sur les cartes.
Il n'est d'ailleurs même pas dit que le "nouveau point culminant du Jura" ait un jour l'honneur de porter un nom: il est en effet très proche – un peu plus de 400 mètres – de l'actuel point considéré comme le sommet du Crêt de la Neige. Or, il arrive que certaines montagnes ne portent pas de nom parce qu'on a considéré qu'un sommet voisin, même plus bas de quelques mètres, était plus distinctif. C'est par exemple le cas du Schafberg, près de Loèche-les-Bains (VS), qui cache à quelque 350 mètres dans son prolongement un second sommet, plus haut mais pas nommé.
Il n'existe cependant pas de distance minimale entre deux sommets pour que chacun puisse disposer d'un nom. Dans le canton de Bâle, par exemple, le Hinderi Egg et le Chellenchöpfli, distants de 160 m, sont tous deux baptisés.
Condamné à l'anonymat?
"Ce n'est que très récemment [depuis l'édition 2019 de la carte IGN papier, ndlr] que le toponyme 'Crêt de la Neige' a été placé de telle manière que cela laisse croire que le lieu exact est sur l’emplacement de la borne à l'altitude 1718m. Auparavant, il était positionné de façon plus vague, ce qui était, pour moi, plus heureux, car l'endroit désigné est ainsi assez flou d'un point de vue topographique", relève par ailleurs Hervé Quinquenel.
Le Crêt de la Neige est en outre une montagne qui se détache peu de la ligne de crête du sommet du Jura. Visuellement, il est difficile de déterminer un sommet indiscutable. Le "J1" pourrait ainsi être condamné à ne rester que l'une des nombreuses "bosses", certes la plus haute, qui composent le Crêt de la Neige.
Vincent Cherpillod
Une découverte plus ancienne encore?
La découverte du "J1" pourrait même être encore bien antérieure à 2003, a révélé début décembre le journal Le Temps. A la fin des années 1820, la France réalise une campagne de mesures pour sa future carte de l’état-major. Or, à cette occasion, c'est bel est bien le point redécouvert cette année, et non l'actuel sommet du Crêt de la Neige, qu'on considère comme le sommet du Jura!
S'il s'est ensuite "perdu", c'est parce qu'au tournant du XXe siècle, on a choisi, pour des raisons pratiques – une bonne visibilité dans toutes les directions était nécessaire aux mesures de triangulation – de placer une borne géodésique sur une autre bosse à proximité, mieux dégagée. Au fil du temps, elle sera considérée comme le sommet du Crêt de la Neige, explique le quotidien.
György Hetényi, l'auteur de l'étude, signale lui que le terme "découverte" du point culminant du Jura n'a pas été utilisé dans son travail. Il évoque plutôt une "redécouverte" et une "détermination précise" de sa position.
Cachez ce sommet que je ne saurais voir
Largement relayée par les médias, y compris hors de Suisse, l'annonce de l'Université de Lausanne s'est faite avec une précaution singulière: l'emplacement du sommet nouvellement mesuré n'a volontairement pas été communiquée par les auteurs de l'étude, pour des raisons de protection de la nature.
"La Réserve naturelle nationale de la Haute chaîne du Jura tenait absolument à ne pas dévoiler les coordonnées exactes de ce sommet. On a respecté ce choix", a expliqué quelques jours après György Hetényi, l'auteur de l'étude, dans l'émission CQFD de la RTS. En hiver, dans la réserve, les promeneurs ne doivent d'ailleurs pas s'écarter des sentiers et itinéraires balisés, ce qui ne permet pas de fouler exactement le sommet du "J1".
Ce choix a surpris Hervé Quinquenel de l'IGN: "On pourrait à la rigueur le comprendre si le point était inconnu, mais il est là depuis des années...", note-t-il, avant de souligner que, par essence, "la cartographie doit représenter la réalité". A ses yeux, c'est sur place que des interventions doivent potentiellement être mises en place pour protéger la nature.