Les alliés de l'Ukraine divisés sur l'utilisation d'armes pour frapper en profondeur le territoire russe
Vendredi dernier, le président américain Joe Biden et le Premier ministre britannique Keir Starmer se sont rencontrés à Washington, suscitant l’intérêt des analystes sur une question stratégique majeure: l’autorisation pour l’Ukraine d’utiliser des armes à longue portée en territoire russe.
Depuis le début du conflit, le Royaume-Uni a souvent été à l'avant-garde dans la fourniture d'armes sophistiquées et dans la prise d'initiatives militaires audacieuses en faveur de l'Ukraine. En 2023, l'envoi de missiles Storm Shadow par Londres avait ouvert la voie à la livraison des systèmes de missiles tactiques ATACMS par les États-Unis. De même, la décision britannique de fournir des chars Challenger avait rapidement été suivie par des envois de chars américains et allemands.
Une fois encore, le Royaume-Uni semble prêt à franchir une étape supplémentaire, mais le feu vert des États-Unis reste crucial, tant pour des raisons symboliques que pratiques, les systèmes de missiles reposant sur des données satellites et d’autres technologies fournies par les États-Unis.
Cependant, la rencontre n'a abouti à aucune déclaration sur l'éventuelle levée des restrictions américaines. Le Premier ministre britannique et le président américain se sont limités à réitérer leur soutien militaire à l'Ukraine, sans aborder la question de frappes plus en profondeur sur le territoire russe. En parallèle, John Kirby, porte-parole du Conseil de sécurité nationale américain, a précisé lors d'un briefing que Washington n'envisageait aucun changement dans les limitations actuelles sur l’usage d’armes américaines par Kiev.
Pourtant, quelques jours plus tôt, le secrétaire d’Etat Antony Blinken avait laissé entendre que la Maison Blanche pourrait être sur le point de revoir sa position. En visite à Kiev, il avait déclaré que les États-Unis étaient prêts à adapter leur politique en fonction de l'évolution des conditions sur le terrain.
La décision finale sur la levée prochaine ou non de ces restrictions pourrait être prise à New York la semaine prochaine, au cours de la 79ème session de l'Assemblée générale des Nations Unies, ce qui permettrait d'impliquer davantage de partenaires.
La peur de la ligne rouge et d'une administration Trump
Pour les leaders occidentaux, la gestion de la fourniture d'armes à longue portée à l'Ukraine représente un exercice d'équilibre délicat. Après les récentes déclarations du secrétaire d’État américain Antony Blinken et d’officiels britanniques et français, le président russe Vladimir Poutine a publiquement averti qu'une levée des restrictions sur ces armes équivaudrait à une déclaration de guerre de l'Otan contre la Russie.
Une dialectique de la ligne rouge à ne pas franchir toutefois récurrente depuis le début du conflit, mais qui n'a jusqu'à présent jamais pris forme, malgré l'arrivée de systèmes de défense Patriot, de chars Leopard, Abrams ou Challenger, et plus récemment des avions de combat F-16.
Néanmoins, ces mises en garde continuent de semer le doute chez certains dirigeants occidentaux, freinant leurs décisions. L'Allemagne en est un exemple notable. Bien que Berlin ait progressivement augmenté son soutien militaire à l'Ukraine, le pays reste fermement opposé à la fourniture d'armes à longue portée. Le chancelier Olaf Scholz a réaffirmé ainsi le 13 septembre dernier son refus de livrer des missiles Taurus, craignant que leur utilisation contre des cibles stratégiques en Russie ne provoque une escalade qui impliquerait directement l'Allemagne dans le conflit.
"Fondamentalement, cela signifie que Scholz est freiné par un manque de volonté politique, qui découle de sa méfiance envers la direction ukrainienne et sa crainte qu'elle ne tienne pas ses engagements", juge Fabian Hoffmann, doctorant à l'Université d'Oslo spécialisé dans la technologie des missiles, dans une interview accordée au média ukrainien The Kyiv Indpendent.
D'autres alliés, notamment le Royaume-Uni, estiment au contraire que le temps presse. Si les restrictions ne sont pas levées rapidement, une opportunité cruciale pourrait être perdue, surtout si Donald Trump remporte la présidentielle américaine de novembre.
Au cours de sa campagne, le candidat républicain a en effet adopté une approche plus conciliante envers Vladimir Poutine, promettant d’apaiser les tensions par la négociation et de signer rapidement "un deal", sans jamais donner davantage de détails. En Europe, il y a donc une volonté d'agir avant une éventuelle diminution de l'aide américaine, tandis que pour Joe Biden, une décision rapide concernant les règles et usages des armes à longue portée pourrait devenir un héritage important de sa présidence.
Des armes "vitales", selon Kiev
Côté ukrainien, les armes à longue portée comme le Storm Shadow britannique, le SCALP français et le système ATACMS américain sont perçues comme cruciales. Pouvoir les utiliser dans la profondeur du territoire russe permettrait d'affaiblir la capacité de Moscou à mener des attaques sur l'Ukraine, en contraignant l'armée russe à déplacer ses capacités de frappe plus loin de la frontière.
Dans le détail, Kiev estime que ces armes permettraient de cibler des infrastructures cruciales derrières les lignes ennemies, telles que des bases aériennes, des dépôts de ravitaillement et des centres de communications situés à plusieurs centaines de kilomètres de la frontière. Cette capacité de frappe à longue portée, bien plus efficace et destructrice que les drones utilisés actuellement par l'Ukraine, pourrait ainsi diminuer la supériorité aérienne de la Russie, mais aussi affaiblir ses lignes d'approvisionnement, essentielles pour ses opérations terrestres en Ukraine.
Avec l'arrivée de l'hiver, qui pourrait ralentir les offensives terrestres, Kiev espère aussi utiliser ces missiles pour compenser la réduction de son personnel militaire et protéger ses infrastructures énergétiques et électriques déjà sévèrement endommagées.
Sans être décisive, l'utilisation de ces armes en Russie pourrait donc sensiblement entraver l'effort de guerre russe. En réponse à cette crainte, le commandement russe a d'ailleurs déjà déplacé la très grande partie de ses bases aériennes abritant des bombardiers, les rendant plus difficilement atteignables par les armes longue portée.
Tristan Hertig