Les analystes circonspects face à l'incursion ukrainienne dans la région russe de Koursk
La traversée de soldats en territoire russe n'est pas une première. Depuis le début de la guerre, Kiev s'est déjà lancé par deux fois dans des opérations transfrontalières, au mois de mai et de juin 2023 et de mars 2024. Mais à ces deux occasions, les manoeuvres qui ont eu lieu dans l'oblast de Belgorod, puis de Koursk, ont été menées par des volontaires russes pro-ukrainiens, le Corps des volontaires russes (RDK) et la légion "Liberté de la Russie".
L'opération en cours diffère car elle est cette fois-ci dirigée par des troupes ukrainiennes régulières, même si à Kiev le pouvoir se refuse pour l'instant à tout commentaire. Selon les analystes, une bonne partie de la 22ème brigade mécanisée ukrainienne serait engagée dans les combats.
Le brouillard de guerre opérant, il reste difficile d'avoir des chiffres précis sur les forces en présence. Mais l'opération semble être d'une tout autre envergure que les précédentes. L'état-major russe évoque "jusqu'à 1000 soldats et véhicules blindés" attaquant le sol russe, alors que plusieurs blogueurs pro-Kremlin évoquent plusieurs centaines d'hommes qui auraient passé en territoire russe et quelque 2000 autres qui les appuieraient depuis l'autre côté de la frontière.
L'armée russe paraît en tous les cas avoir été prise au dépourvu. En l'espace de 48 heures seulement, les troupes ukrainiennes ont réussi à prendre 150 km2 de territoire et à avancer de 10 kilomètres, s'emparant de plusieurs localités et d'au moins une partie de la petite ville de Soudja.
>> Notre suivi des événements : L'état d'urgence décrété dans la région russe de Koursk, où l'Ukraine mène une incursion
Mercredi, le gouverneur de l'oblast de Koursk a dû ordonner l'état d'urgence et a annoncé l'évacuation de plusieurs milliers d'habitants alors qu'à Moscou, le président russe Vladimir Poutine s'est exprimé à la télévision russe, visiblement agacé et en colère, pour dénoncer "une provocation à grande échelle".
"Manque de sens stratégique"
Mais si l'opération semble pour l'instant avoir réussi à bousculer la Russie, de nombreux experts se questionnent sur l'utilité d'une telle attaque, au moment où la situation se détériore sur d'autres endroits du front.
Pour Rob Lee, chercheur au Foreign Policy Research Institute, un groupe de réflexion américain basé à Philadelphie, la question est "de savoir comment cette opération affectera les combats ailleurs et si ces forces auraient pu être employées plus efficacement dans la région de Donetsk". S'exprimant sur X, le spécialiste précise que la situation sur les fronts de Pokrovsk et Toretsk (est de l'Ukraine, oblast de Donetsk, NDLR) est grave, les avancées russes au cours des trois dernières semaines ayant été relativement rapides.
D'après le chercheur, l'Ukraine a vu ses réserves en soldats être entamées, encore plus depuis l'offensive russe dans la région de Kharkiv. Cette pénétration en territoire russe n'est alors peut-être pas la meilleure idée. "Les opérations offensives font plus de victimes que les opérations défensives. Subir de lourdes pertes dans cette opération pourrait donc rendre plus difficile pour l'Ukraine de contenir les futurs assauts russes", indique-t-il.
Un constat partagé par d'autres groupes d'analyse, comme Frontelligence Insight, une organisation spécialisée sur le conflit ukrainien et la recherche en sources ouvertes. "La situation dans la direction de Pokrovsk est critique, les défenses de plusieurs zones étant effondrées et n'ayant pas encore été stabilisées, en grande partie à cause d'un manque de personnel", confirme sur X son fondateur, Tatarigami_UA, (nom d'emprunt sur X, NDLR).
Cet ancien officier ukrainien dresse un constat encore beaucoup plus sévère de cette opération. "Détourner près d'une brigade pour lancer un assaut sur l'oblast de Koursk manque de sens stratégique et confine à l'incapacité mentale", fulmine-t-il.
Pour lui, la manoeuvre n'a par ailleurs que peu de chance d'aboutir à quoi que ce soit, les Russes maintenant dans la région de Koursk des forces de réserves, dont des bataillons de garde pour les bases logistiques, des conscrits, des unités de défense territoriale, des forces de réaction rapide du FSB (services de renseignement russes) mais aussi des unités militaires restantes suite à une opération qui avait été planifiée un instant à Soumy, juste en face de la région de Koursk.
En d'autres termes, les forces ukrainiennes ne devraient avoir que peu de chance de détourner des forces du Kremlin d'autres parties du front et encore moins de maintenir un contrôle sur une partie du territoire russe.
Pour Olivier Kempf, chercheur associé de la Fondation pour la recherche stratégique (FRS), l'opération peut également laisser "dubitatif", même si l'expert admet qu'il faudra encore un peu de temps avant de comprendre les véritables objectifs ukrainiens. De son côté, Vincent Touret, également chercheur pour la FRS, explique que "la tension devient trop forte entre impératifs politiques et réalités militaires". D'après lui, il s'agit sans doute d'effectuer "un coup d'éclat", qui ne sera pas en mesure d'inverser l'équilibre du front, mais qui, aux yeux du pouvoir ukrainien, "aidera peut-être à faire passer les graves revers sur Toretsk et Pokrovsk".
Une analyse partagée par l'historien militaire français Michel Goya, qui y voit lui "une opération spectacle".
Les objectifs possibles
De nombreux analystes peinent donc à comprendre la rationalité opérationnelle de cette offensive. Ceux qui émettent l'idée qu'il s'agit de forcer les Russes à dégarnir une partie du front en vue d'une contre-offensive ukrainienne, par exemple dans la région de Kharkiv, soulignent tous le taux de réussite extrêmement faible d'une telle tentative de diversion.
D'autres imaginent un objectif précis comme la centrale nucléaire de l'oblast de Koursk, située dans la ville de Kourtchatov. Une telle prise pourrait rendre les troupes ukrainiennes indélogeables et servir de monnaie d'échange lors d'éventuelles négociations. Mais l'infrastructure se trouve à environ 50 kilomètres de la frontière ukrainienne. Il reste donc très improbable que les Russes laissent les troupes adverses entrer à ce point dans le territoire.
Reste donc l'hypothèse de l'opération de communication, qui reste à ce stade privilégiée. Entrer en territoire russe et infliger des revers à domicile à Vladimir Poutine est à la fois une façon de rebooster le moral des troupes et notamment des nouveaux conscrits, mais aussi de montrer aux alliés occidentaux que l'Ukraine est encore capable d'effectuer des actions offensives d'envergure.
Un coup de com' qui pourrait s'avérer coûteux en hommes et en matériel. Des vidéos disponibles sur les réseaux sociaux et vérifiées par des spécialistes en recherches ouvertes (OSINT) montrent déjà des dégâts conséquents, avec de nombreux véhicules blindés et autres chars ukrainiens participant à cette offensive détruits par des missiles russes.
Tous les experts s'accordent toutefois à dire qu'il est trop tôt pour comprendre avec exactitude ce que cherche à faire Kiev dans cette attaque transfrontalière d'ampleur.
Tristan Hertig