La carte du transport aérien a beaucoup changé depuis février 2022 et l’invasion de l'Ukraine par la Russie. Les pays européens ayant interdit leur espace aérien aux avions russes, Moscou a interdit en représailles la traversée de son immense territoire aux avions de la plupart des compagnies aériennes occidentales. Du simple allongement de la durée des vols à la suppression pure et simple de certaines liaisons en passant par la problématique de la concurrence biaisée sur certaines routes, les conséquences de ce remaniement du ciel commencent à apparaître clairement.
Le vol direct Zurich – Tokyo de la compagnie Swiss, par exemple, passait par la Sibérie avant 2022. "Maintenant, à l'aller, on passe beaucoup plus au sud. On va survoler la Roumanie, la mer Noire, la mer Caspienne, le Kazakhstan, la Chine et la Corée du Sud avant d'arriver au Japon", a détaillé lundi dans l'émission Tout un monde le commandant de bord chez Swiss Luc Wolfensberger, pilote de Boeing 777. Allongé d'environ 20%, le temps de vol est passé d'environ 10h30 à 12h30, poursuit le pilote.
Pour un pilote, ces trois heures de plus sont très conséquentes. On arrive aussi un peu aux limites pour les passagers en classe économique
Au retour, c'est pire. Pour des raisons de sens du vent, notamment, les avions doivent prendre une route encore différente, qui part cette fois très au nord, via le détroit de Béring, le nord du Groenland puis la Norvège. "On fait presque un tour du monde! Là, on parle d'une durée de vol qui est passée de 11h30 approximativement à 14h30. Pour un pilote, ces trois heures de plus sont très conséquentes. On arrive aussi un peu aux limites pour les passagers en classe économique", souligne Luc Wolfensberger.
Plus long, plus cher, plus polluant
Comme le temps de trajet augmente, la consommation de carburant grimpe aussi dans les mêmes proportions, de même que les émissions de CO2. De quoi dépenser, sur un vol aller, jusqu'à une quinzaine de tonnes de kérosène supplémentaires, estime le pilote. Pour les compagnies, voler vers ces destinations "coûte beaucoup plus cher" qu'avant, expliquait d'ailleurs en 2023 le directeur général du groupe Air France-KLM Benjamin Smith, sachant que le coût du carburant représente environ un quart du prix du billet d'avion.
En plus du carburant supplémentaire, il faut aussi compter l'amortissement plus élevé et la disponibilité moindre de la flotte en raison de l'utilisation plus longue des appareils, le coût du renforcement des équipages ou encore les droits de survol des différents pays qui s'additionnent sur les routes plus longues. Le surcoût total pourrait représenter 300 euros sur un billet payé 1500 euros, estime le journaliste et expert de l'aéronautique Michel Polacco, pour qui "ce surcoût se répercute obligatoirement sur le prix du billet que paient les passagers".
Facture partagée
"Le prix du billet reste fixé en fonction de l'offre et de la demande, en plus de divers facteurs", nuance de son côté Luc Wolfensberger. "Le prix a certainement augmenté [...], mais l'entier n'est pas répercuté sur le prix du billet", avance le pilote de Swiss. Selon la compagnie, la hausse de la facture n'a en outre pas péjoré la fréquentation des lignes concernées. Après la pandémie de Covid-19, la demande est même en hausse.
>> Lire à ce sujet : Les voyages en avion presque de retour à leur niveau d'avant Covid, malgré la crise climatique
Les survols interdits ou dangereux pénalisaient tellement les opérations que les vols n'étaient plus rentables s'ils n'étaient pas pleins
Ce constat positif n'est toutefois pas généralisable. "Je sais que des compagnies ont décidé d'annuler certaines lignes ou de réduire leurs fréquences, par exemple vers la Chine, parce que les survols interdits ou dangereux pénalisaient tellement les opérations que les vols n'étaient plus rentables s'ils n'étaient pas pleins", indique de son côté Michel Polacco. British Airways vient par exemple de suspendre sa ligne entre Londres et Pékin; Virgin Atlantic, elle, arrête de voler vers Shanghai.
Distorsion de la concurrence dénoncée
La hausse des charges est d'autant plus délicate à gérer que le marché des lignes aériennes entre l'Europe et l'Asie est particulièrement concurrentiel depuis plusieurs années. En plus des compagnies établies aux deux extrémités de ces liaisons (européennes et extrême-orientales), les compagnies du Golfe et celles d'Asie du Sud-Est sont en effet très actives elles aussi sur ce marché, via une escale dans leur pays d'origine.
Et tous les transporteurs ne sont pas impactés de la même manière par l'après-février 2022: puisqu’elles ne sont pas en conflit avec Moscou, les compagnies chinoises peuvent par exemple continuer à survoler la Russie; même chose pour les compagnies turques ou du Golfe, qui en profitent pour leurs vols vers l'Amérique du Nord. Une distorsion de la concurrence déjà pointée du doigt par Carsten Spohr, le patron du groupe aérien allemand Lufthansa, dont Swiss fait partie.
L'embrasement du Proche-Orient complique encore la donne
Qui dit route sibérienne fermée dit aussi davantage d'avions au-dessus du Proche- et Moyen-Orient. L'embrasement récent dans ces régions a donc encore compliqué les choses [lire encadré]. Le survol du Liban, de la Syrie, d'Israël et de l'Iran étant devenu dangereux, les compagnies aériennes occidentales sont contraintes d'utiliser des routes aériennes de plus en plus restreintes et détournées pour rejoindre l'est asiatique.
Il ne faut pas oublier que pendant des décennies, on ne passait pas par la Russie.
Toutes ces contraintes "représentent en gros quelque 5 à 10% du chiffre d'affaires du trafic aérien mondial, ce qui est gigantesque quand on sait que la marge bénéficiaire des compagnies est de l'ordre de 1 à 2%", met en évidence Michel Polacco. Mais pas de quoi, pour autant, aller jusqu'à menacer la survie des principales compagnies aériennes.
"Il ne faut pas oublier que pendant des décennies [notamment durant la Guerre froide, NDLR], on ne passait pas par la Russie. Et il y avait aussi des problèmes au Proche-Orient durant cette période-là. Je ne pense pas que les compagnies puissent être gravement pénalisées à long terme", analyse le spécialiste, tout en précisant que certaines compagnies moyen-courrier qui s'étaient spécialisées dans les vols vers ces régions pourraient tout de même avoir de grosses difficultés.
>> Consulter aussi notre suivi au jour le jour de la guerre en Ukraine : Volodymyr Zelensky salue la victoire de Maia Sandu en Moldavie et appelle à une "Europe unie"
Sujet radio: Cédric Guigon
Adaptation web: Vincent Cherpillod
Les dangers de la route par le sud
Pour les pilotes, la période actuelle est inédite. "Je n'ai jamais vécu de période aussi difficile pour la navigation. C'est vraiment particulièrement compliqué, avec beaucoup de zones de conflit ou de difficultés éparpillées à travers le monde", confirme le porte-parole du syndicat Aeropers (pilotes de Swiss et Edelweiss Air) Sylvain Fivaz.
Je n'ai jamais vécu de période aussi difficile pour la navigation
Exemple de complication rencontrée sur l'actuelle route vers l'Asie: le faible nombre d'aéroports de déroutement disponibles sur certaines sections en raison de la situation sécuritaire. Quand les avions traversent l'Irak, par exemple, de nombreux terrains d'atterrissage ne sont pas des options raisonnables en cas d'avarie.
"On doit chercher des alternatives plus lointaines et potentiellement mal équipées, ce qui augmente le niveau de stress dans les cockpits", déplore celui qui est aussi commandant de bord long-courrier chez Swiss.
Nos systèmes GPS sont régulièrement brouillés par des interventions techniques des parties en conflit
Et la liste des difficultés ne s'arrête pas là. Pour le pilote, le principal problème vient de la navigation. "Nos systèmes GPS sont régulièrement brouillés par des interventions techniques des parties en conflit", révèle Sylvain Fivaz.
Traverser la Chine est aussi complexe, car son armée a décrété pas moins de 176 zones d'exclusion aérienne, forçant les avions à suivre des routes en zigzag lorsqu'ils traversent le pays.
>> Le suivi du conflit au Proche-Orient : Israël a notifié officiellement à l'ONU la fin de l'accord avec l'UNRWA
La route du Grand Nord a aussi ses problèmes
La route de retour de l'Extrême-Orient par le pôle Nord présente elle-aussi des défis en matière de distance entre les aéroports de secours, de communications radio, ou encore de températures glaciales qui poussent certains appareils à voler moins haut, et donc à consommer davantage de kérosène.
Mais cette route a aussi des avantages, notamment le peu de turbulences à ces latitudes. Et pour les passagers qui volent de nuit, les pilotes préviennent: guignez par le hublot! On peut parfois apercevoir des aurores boréales…