L'emploi du terme "Türkistan" n'a pas fait objet d'une justification officielle. Ce sont surtout les médias proches du président Recep Tayyip Erdogan et de son allié d'extrême droite, le parti d'action nationaliste — le MHP — qui ont fait ce travail de justification.
L'objectif des politiques russes d'assimilation à l'égard des Etats et des peuples turcs a pour objectif (...) de rendre ces peuples étrangers à leur propre terre
Contre la "politique d'effacement identitaire" russe
Selon leurs explications, l'"Asie centrale" est une expression de propagande russe pour effacer la longue histoire des peuples turcs dans ces régions. "L'expression 'Asie centrale' s'inscrit dans le cadre des politiques d'assimilation mises en œuvre depuis des siècles par l'administration russe à l'égard des Etats et des peuples turcs. L'objectif est de supprimer le mot 'Türkistan' de la langue des Turcs et de rendre ces peuples étrangers à leur propre terre", estime Fikriyat, maison d'édition de référence pour la pensée islamique turque.
La maison d'édition reconnaît toutefois que le terme "Asie centrale" n'est pas "erroné". "Mais il est très important de promouvoir le terme 'Türkistan' afin de garder vivante sa riche histoire. C'est une prise de position face aux politiques d'effacement identitaire", souligne Fikriyat. "L'Asie centrale est un terme géographique."
L'Asie centrale est une région située entre la mer Caspienne à l'ouest et le désert de Gobi à l'est et couvre le sud du Kazakhstan, le Turkménistan, l'Ouzbékistan, le Tadjikistan, et le Kirghizistan et le Xinjiang au nord-ouest de la Chine.
Prôner le nationalisme
Les Turcs sont bel et bien originaires de cette région, mais chez les plus nationalistes l'attachement national se double d'une adhésion à l'idéologie panturquiste: un sentiment d'appartenance bien plus vaste à la grande famille ethnolinguistique des peuples turciques. Selon eux, le berceau de cette famille, qui est l'Asie centrale, mériterait le titre de "pays des Turcs" — signification littérale de "Türkistan".
Cette modification des manuels illustre l'influence de plus en plus grande acquise par les milieux ultranationalistes, à la faveur de huit années d'alliance entre Recep Tayyip Erdogan et le MHP.
>> Pour en savoir plus sur la politique de Recep Tayyip Erdogan, lire : Les grands chantiers du troisième mandat de Recep Tayyip Erdogan
"Effacer" la diversité
L'initiative qui se reflète dans les manuels d'Histoire est loin de faire l’unanimité. Une partie des syndicats d'enseignants l’ont vivement critiquée, notamment le principal syndicat de gauche, Egitim Sen.
Selon Evrim Gülez, sa secrétaire d'éducation, le fait d'imposer le terme "Türkistan" en dit long sur la vision portée par le pouvoir et sur la mission qu'il prête à l'éducation nationale. "Le gouvernement porte une conception uniformisante qui rejette complètement les différences... Il existe de nombreuses nations, de nombreuses langues et de nombreuses religions en Asie centrale. Mais le pouvoir actuel prône une vision qui efface tout cela derrière le seul étendard du nationalisme turc", confie-t-elle au micro de Tout Un monde mercredi.
"En d'autres termes, le mot 'Türkistan' est le résultat d'une conception qui rejette tous ceux qui ne sont pas Turcs et qui ignore toutes les religions qui ne sont pas de la croyance sunnite hanafite. Malheureusement, en disant 'Türkistan' à la place 'd'Asie centrale', la seule chose que nous enseignons à nos enfants, c'est le nationalisme", poursuit-elle.
"Menace" envers les intérêts russes
Du côté de la Russie, les médias ont fraîchement accueilli la nouvelle, accusant Ankara de menacer les intérêts de la Russie en Asie centrale et même de vouloir former une "coalition" anti-russe.
Les cercles pro-russes en Turquie — appelés les "eurasistes" — n'ont eux non plus pas bien accueilli l'initiative.
Mais ces critiques n'empêchent pas la Turquie de mener une politique d'influence de plus en plus active en Asie centrale au moyen de coopérations économiques, militaires et culturelles. L'invasion russe de l'Ukraine — qui a poussé certaines républiques d'Asie centrale comme le Kazakhstan à prendre leurs distances avec le "parrain" russe — semble même avoir donné un nouvel élan aux visées centrasiatiques d'Ankara.
Anne Andlauer / juma