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"Les Emirats arabes unis sont devenus d'une certaine manière la machine à laver de l'or africain"

Geopolitis
Sur la trace de l’or / Geopolitis / 26 min. / le 25 août 2024
L'augmentation du prix de l'or a mené à une vraie ruée. Mais une partie de la production d'or échappe aux contrôles mis en place par les Etats, avec des risques plus élevés de pollution, de financement de groupes armés ou de violation des droits humains. Cet or se retrouve sur le marché international, sans qu'il soit possible d'en retracer l'origine.

Le commerce international de l'or se chiffre en centaines de milliards de dollars. Un marché dont la Suisse est un acteur central puisque c'est le premier pays importateur et le premier pays exportateur d'or. Mais une partie de l'or extrait chaque année dans le monde n'est pas déclarée lors de sa production ou de son exportation. Selon une récente étude de l'ONG Swissaid consacrée à l'Afrique, des centaines de tonnes d’or seraient exportées du continent en contrebande, sans déclaration aux douanes, en grande partie à destination des Emirats arabes unis. Marc Ummel, coauteur de l'étude avec Yvan Schulz, détaille dans Géopolitis le cheminement obscur de cet or, à travers les continents. Extraits de l'entretien.

Géopolitis : L'or est une valeur refuge, particulièrement convoitée, et qui répond à différents besoins aujourd'hui. Est-ce qu'on peut vraiment parler de ruée vers l'or?

Marc Ummel : Oui, je crois qu'il y a eu dans les dix, vingt dernières années une véritable ruée vers l'or qui est liée à l'augmentation massive du prix de l'or. Au début des années 2000, le prix de l'or était d'environ 10'000 francs le kilo et aujourd'hui on est à plus de 65'000 francs le kilo. Cette augmentation massive du prix de l'or a contribué à cette ruée dans de nombreux pays, notamment dans les pays africains, en particulier au Sahel. On l'a vu dans les années 2010 avec le Soudan et ensuite cela s'est propagé notamment au Tchad, au Mali, au Burkina Faso, au Niger ou jusqu'en Mauritanie.

Le problème, c'est que cette ruée vers l'or a été plus rapide que le cadre législatif de ces pays, qui est censé encadrer la pratique de l'extraction et du commerce du précieux minerais. Il y a eu de plus en plus de violations des droits humains dans les mines et des graves pollutions de l'environnement. Mais il faut aussi rappeler que l'or joue aussi un rôle très important en termes de revenus pour les Etats producteurs, et également pour les millions de mineurs artisanaux qui vivent de ce secteur, puisqu'on a aujourd'hui entre 20 à 25 millions de mineurs d'or artisanaux dans le monde entier qui font vivre entre 100 et 150 millions de personnes.

Ce n'est pas un milieu facile d'accès avec un trafic parfois opaque. Comment avez-vous procédé pour établir un rapport fiable?

On a eu beaucoup de difficultés et cela a pris énormément de temps de faire cette étude. On a fait une analyse croisée des données: on a croisé les données sur la production, les exportations des Etats africains et les importations des pays partenaires. En fait, quand vous avez de l'or qui n'est pas déclaré à la production dans un pays africain, qui par exemple est exporté en contrebande vers un pays voisin, où il est également réexporté en contrebande, généralement cet or sera tôt ou tard déclaré dans la chaîne d'approvisionnement. Vous arrivez avec [les données des] pays importateurs et les déclarations à l'importation à retracer cet or, en utilisant aussi des estimations sur la production d'or dans ces pays.

Nous avons également fait plus de 500 entretiens avec différentes parties prenantes, notamment avec des représentants de l'industrie, mais aussi avec des représentants des gouvernements africains, pour essayer d'avoir des informations précises par rapport à l'origine du minerais. On a pris le maximum d'informations disponibles. Par exemple, pour les exportations d'or d'un pays, si le Ministère des mines donne un chiffre, on a aussi regardé les chiffres qui sont donnés par le Ministère des douanes ou par les agences des Nations unies. Ensuite, en croisant toutes ces données, on a essayé d'être le plus précis possible pour quantifier ces flux d'or africain.

Plus de 90% de l'or africain exporté en contrebande va vers les Emirats arabes unis.

Marc Ummel

Vous montrez que la contrebande a explosé. A qui profite-t-elle?

La contrebande a littéralement explosé puisqu'on est passé d'une contrebande d'or africain d'environ 100 tonnes dans les années 2012 à plus de 430 tonnes en 2022. Et aujourd'hui, les premiers bénéficiaires de cette contrebande d'or sont les intermédiaires, les personnes qui contrôlent ces réseaux de contrebande, qui contrôlent les bureaux d'achat, les raffineries ou les sociétés de négoce dans les pays africains, et qui très souvent sont aussi liées à des représentants du gouvernement et impliquées dans des cas graves de corruption. Après, il y a évidemment aussi les Emirats arabes unis qui en profitent et les sociétés qui sont basées là-bas, puisque plus de 90% de l'or africain exporté en contrebande va vers les Emirats arabes unis.

Cet or profite aussi aux organisations terroristes, aux groupes armés, puisque cette manne échappe aux Etats africains?

Oui, et c'est un grand problème. Il y a des groupes - notamment djihadistes - qui contrôlent une partie de cet or dans le nord du Mali ou dans le nord du Burkina Faso. On le voit aussi avec le groupe Wagner, [rebaptisé] Africa Corps, qui contrôle une partie de cet or au Soudan, en République centrafricaine ou au Mali. Cela pose d'énormes questions parce que les Etats n'arrivent pas à contrôler cet or. Il passe en contrebande vers des pays voisins qui ferment souvent les yeux. Et ensuite, cet or arrive dans d'autres pays comme les Emirats arabes unis où il y a aussi un grand problème au niveau des contrôles qui sont effectués.

Qu'est-ce qui a fait de Dubaï l'un des centres du commerce de l'or?

Il y a différents facteurs. Il y a d'abord une législation très permissive. Il y a aussi toute une infrastructure, une logistique avec une plateforme aéroportuaire très importante, des liaisons vers les pays africains. Il y a également une fiscalité très avantageuse qui fait qu'aujourd'hui, plus de 7000 sociétés enregistrées à Dubaï sont actives dans le commerce des métaux précieux. Le souk de l'or joue aussi un rôle très important. Les Emirats arabes unis sont donc devenus d'une certaine manière la machine à laver de l'or africain avec, entre 2012 et 2022, plus de 2500 tonnes d'or importées aux Emirats arabes unis et pas déclarées dans les Etats africains. C'est vraiment de l'or de contrebande qui est arrivé à Dubaï et qui représente une valeur de plus de 100 milliards de francs suisses.

Propos recueillis par Laurent Huguenin-Elie

Adaptation web: Elsa Anghinolfi

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Une nouvelle réglementation émiratie

Face à la pression internationale, les Emirats arabes unis ont adopté en 2023 une nouvelle réglementation sur les approvisionnements en or (Due Diligence Regulations for Responsible Sourcing of Gold) qui exige notamment des raffineries un devoir de diligence renforcé.

Selon l’organisation Swissaid, la plupart des préoccupations exprimées jusqu’ici à propos de cette réglementation concernent sa mise en œuvre. Dans son rapport, l’ONG estime que les autorités émiraties doivent superviser les activités des raffineries et prendre des sanctions en cas de non-respect des règles.