Les lignes de défense ukrainiennes trop fragiles alors que Moscou semble préparer une grande offensive
Le 17 février dernier, la Russie s'empare de la ville d'Avdiivka (est, Oblast de Donetsk) après des mois de combats, dans ce qui s'apparente à l'une des batailles les plus meurtrières depuis le début de la guerre.
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Dans la foulée de cette défaite, et alors que la retraite des troupes ukrainiennes s'avère par moments chaotique, l'armée affirme avoir réussi à sécuriser les lignes défensives à l'extérieur de la ville. Pourtant, en l'espace d'une semaine à peine, les forces russes réussissent à capturer trois villages à l'ouest de la cité en ruines.
Les avancées des troupes du Kremlin restent modestes, mais leur rythme est inhabituellement rapide en comparaison des dernières opérations offensives. Pour les experts, cette réalité est surprenante, car la zone est au centre des combats depuis 2014 et devrait donc être fortifiée. En effet, depuis le début de la guerre du Donbass, les tirs n'ont jamais vraiment cessé à Avdiivka et dans ses environs.
Des ouvrages défensifs rudimentaires
Dans une analyse effectuée à l'aide d'images de Planet Labs, une entreprise américaine spécialisée dans l'imagerie par satellite et l'analyse de données géospatiales, le New York Times a pourtant démontré au début du mois de mars que les défenses ukrainiennes sont largement insuffisantes.
A l'extérieur d'Avdiivka, elles sont essentiellement composées "de fortifications en terre rudimentaires", dotées le plus souvent d'une seule tranchée de liaison "permettant aux troupes d'infanterie d'atteindre les positions de tir les plus proches de l'ennemi".
A l'aide d'autres images satellites, le grand quotidien américain effectue une comparaison avec les lignes de défense mises en place par la Russie en 2023, et plus spécialement à l'extérieur du village de Verbove (sud-est, Oblast de Zaporijjia), que Kiev a tenté sans succès de reprendre l'année dernière.
Le contraste est alors saisissant. Si Kiev manque de retranchements en solide, les défenses russes à l'extérieur de Verbove sont beaucoup plus denses et mieux pensées. Elles sont formées "d'un anneau concentrique de fortifications", qui se compose d'une première tranchée assez large pour ralentir ou interdire d'accès les véhicules blindés et autres chars, de dents de dragons, des obstacles en béton censés ralentir les véhicules, puis d'une "tranchée tentaculaire" pour mouvoir l'infanterie. Les lignes sont par ailleurs le plus souvent dédoublées ou triplées.
Ces différences étonnent, car dès le mois de novembre 2023, le gouvernement a clairement affiché son besoin d'ériger des lignes de défense. Le président ukrainien Volodymyr Zelensky a par la suite réaffirmé la priorité de ces constructions défensives et un plan ambitieux pour un système de fortifications s'étalant sur plus 2000 km a été mis sur pied.
De nombreux obstacles
Ce réseau de fortifications devient essentiel à mesure que le manque cruel de munitions se fait ressentir. "Pour l'instant, l'armée ukrainienne ralentit l'avancée russe essentiellement grâce aux drones. Mais face aux tirs d'artillerie, il faudra forcément davantage d'abris défensifs pour les soldats", explique pour France24 Glen Grant, analyste pour la Baltic Security Foundation et spécialiste des questions militaires russes.
Egalement interrogé par France24, Jeff Hawn, spécialiste de la Russie à la London School of Economics, explique que ces défenses sont pensées avec "le même esprit" que les lignes de fortifications russes, mais que le résultat est pour l'instant "beaucoup moins élaboré", n'apportant pas "de défense en profondeur".
Pour expliquer la situation, les experts évoquent d'abord le retard avec lequel Kiev a démarré ces constructions. Si les premières annonces ont été faites en novembre, les travaux effectifs n'ont commencé qu'au milieu du mois de janvier.
Les responsables ukrainiens ont peut-être été trop concentrés sur leurs opérations offensives l'année dernière pour allouer les ressources nécessaires à la défense. "Qui s’en souciait et qui a considéré comme une option la construction de lignes défensives? Personne", résume auprès du New York Times Serhiy Hrabskyi, colonel à la retraite de l’armée ukrainienne, ajoutant que l’Ukraine avait peu de ressources à l’époque.
Pour Glen Grant, il y a toutefois eu une véritable "erreur politique" et le gouvernement ukrainien aurait dû entamer la construction de ces lignes de défense dès l'instant où l'aide militaire américaine a été remise en cause. Le contexte est désormais plus difficile. Alors que les Russes avaient pu construire leur réseau défensif sans pression ukrainienne particulière — Kiev mettant en place ses préparatifs pour son offensive de l'été 2023 —, les Ukrainiens sont la proie de l'artillerie russe, ce qui les force à reculer leurs positions défensives du front.
Autre problème enfin pour l'Ukraine, la main d'oeuvre. Alors que la Russie dispose d'unités d'ingénierie, Kiev a "un clair manque de main d'oeuvre spécialisée dans l'armée, ce qui fait qu'elle a dû faire appel à des entreprises privées pour les ouvriers ou le matériel", détaille pour France24 Huseyn Aliyev, spécialiste de la guerre en Ukraine à l’université de Glasgow.
"Il faut obtenir des autorisations spécifiques pour ce type de contrats et convaincre les entreprises d'envoyer une main d'oeuvre civile" près du front", ajoute-t-il. Une réalité qui ralentit donc encore les travaux de construction.
Nouvelle offensive russe en préparation?
Spécialistes, journalistes ukrainiens, mais aussi officiels américains, britanniques ou ukrainiens s'exprimant sous couvert d'anonymat, s'inquiètent de ce manque de préparation alors qu'une nouvelle offensive russe d'ampleur est pressentie.
S'exprimant au micro de CBS News à la fin du mois de mars, le président ukrainien Volodymyr Zelensky a ainsi estimé qu'un "effort offensif majeur" de la Russie pourrait commencer à la fin du mois de mai ou en juin. Une information relayée également le 7 avril par le chef du renseignement ukrainien Kyrylo Boudanov auprès de la télévision allemande ARD.
La grande ville de Kharkhiv (nord-est) est actuellement fréquemment bombardée par des missiles et des drones russes: l'une des hypothèses est qu'elle soit l'objectif prioritaire de cette future offensive. Ville-symbole de la résistance ukrainienne à l'invasion russe, la prise de Kharkiv serait en effet une grande victoire pour un Vladimir Poutine à peine réélu.
Mais une tentative pour conquérir la deuxième plus grande ville du pays pourrait s'avérer extrêmement coûteuse pour les forces russes. Selon les analystes, même une nouvelle mobilisation de plusieurs centaines de milliers d'hommes pourrait ne pas suffire.
Dans une note du début du mois d'avril, l'Institute for the Study of War (ISW), un centre d'analyses basé aux Etats-Unis, rappelle que pour Kyrylo Boudanov, un objectif plus probable est une tentative d'avancer vers Tchassiv Yar (est, Oblast de Donetsk), où des combats sont déjà en cours.
"La bataille de Tchassiv Yar est un test décisif pour les deux camps. En perdre le contrôle aurait des conséquences désastreuses pour l'Ukraine", explique de son côté sur la plateforme X Frontelligence Insight, une organisation spécialisée sur le conflit ukrainien et la recherche en sources ouvertes.
Une prise de Tchassiv Yar pourrait en effet ouvrir aux Russes les portes de Kramatorsk et lui donner un contrôle sur l'entier de l'Oblast de Donetsk, l'un des objectifs prioritaires du Kremlin.
Tristan Hertig