L'industrie du tabac, dont les produits tuent encore 8 millions de personnes chaque année dans le monde, dont près de 10'000 en Suisse, exploite tous les mécanismes qui conduisent à l'addiction ainsi que la substance qui la provoque: la nicotine.
"Les géants du tabac font un effort énorme pour rendre nos enfants accros à la nicotine", affirme le Dr Ruediger Krech, directeur de la promotion de la santé à l'OMS. "Alors qu'il y a 10 ans, il n'y avait quasi aucune cigarette électronique, aujourd'hui, il y a 83 millions d'utilisateurs de cigarettes électroniques, dont 33 millions sont des enfants. Ces enfants seront la prochaine génération de fumeurs de cigarettes au tabac également."
Aux côtés des cigarettes électroniques, puffs et cigarettes traditionnelles, le "tabac chauffé" constitue une autre catégorie de ces nouveaux produits nicotinés. Chaque grand cigarettier a le sien: Glo pour British American Tobacco, Ploom pour Japan Tobacco International, et le plus connu, IQOS pour Philip Morris International.
Ce dernier produit, présenté comme révolutionnaire et susceptible de réduire les risques pour la santé, ne brûle pas le tabac, mais le chauffe, selon Philip Morris International qui fait valoir qu'il émet massivement moins de substances chimiques, selon ses propres études.
Un produit qui contient toujours du tabac et des produits cancérigènes
Mais des chercheurs lausannois affirment le contraire. La docteure Aurélie Berthet et le professeur Reto Auer ont analysé et décortiqué l'IQOS et sont arrivés à la conclusion que le tabac est brûlé ou toasté, émettant bel et bien de la fumée.
Il y a toujours du tabac avec des produits cancérigènes, qui provoquent des maladies cardiaques et beaucoup d'autres maladies
"Pour nous, il n'y a pas de doute: ce n'est pas du tout un produit de réduction des risques", estime le professeur Jacques Cornuz, qui a co-signé l'étude. "Il y a toujours du tabac avec des produits cancérigènes, qui provoquent des maladies cardiaques et beaucoup d'autres maladies." Le terme "réduction des risques" serait un argument publicitaire selon le professeur Cornuz.
L'étude, publiée dans une prestigieuse revue scientifique américaine, a profondément déplu à Philip Morris International, qui a tenté de la faire retirer. L'enjeu est important pour le cigarettier, qui promet un avenir "sans fumée" grâce à l'IQOS, un produit qui représente aussi une pierre angulaire dans sa tentative de "normaliser" son image, c'est-à-dire devenir une entreprise (presque) comme les autres.
La "normalisation", au coeur de la stratégie des cigarettiers
Cette stratégie, expliquée dans des documents internes confidentiels de Philip Morris International, avait été précisée par un ancien cadre de l'entreprise, resté anonyme, dans l'émission Mise Au Point. "La normalisation se décline de différentes manières: on veut être taxé comme un produit de lessive par exemple et pouvoir faire de la publicité comme une marque de boissons. Pour moi, c'est clairement l'idée de rendre l'acte de fumer à nouveau cool aux yeux des gens."
La normalisation, c'est clairement l'idée de rendre l'acte de fumer à nouveau cool aux yeux des gens
Derrière la caisse de chaque kiosque, station-service et la plupart des magasins à travers la Suisse, les paquets de cigarettes, puffs, tabacs à rouler ou à chauffer forment un mur coloré qui accroche le regard. Et en dessous de celui-ci se trouvent les friandises et chocolats.
"Cela donne aux jeunes le message que ces cigarettes et puffs sont des produits de consommation courante, pas si dangereux pour la santé, associés au plaisir, socialement acceptables et banalisés", déplore Karin Zürcher, adjointe au Département Promotion de la santé et préventions à Unisanté.
La Suisse, un des derniers pays d'Europe sans paquet neutre
La Suisse est l'un des derniers pays en Europe à autoriser les paquets aux couleurs et logos des différentes marques. En France, ils ont été remplacés par les paquets neutres, d'un gris vert uniforme, sans logos, avec des images dégoûtantes. Au Royaume-Uni, ces paquets sont même cachés du regard derrière un rideau ou une porte du magasin.
Rien de cela n'est prévu en Suisse, malgré l'adoption par le peuple en 2022 de l'initiative pour l'interdiction de la publicité sur le tabac, qui visait à ne pas exposer les mineurs à ces produits.
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Les géants du tabac, qui ont leurs sièges et des usines en Suisse peuvent compter sur les élus pour modérer les mesures de prévention.
Le Parlement suisse a même voté en 2012 une motion, proposée par le PLR Laurent Favre, excluant le tabac des négociations européennes relatives à la santé publique, afin de permettre, en Suisse, la production de cigarettes à fortes teneurs en goudron et nicotine interdites en Europe, pour être exportées dans certains pays asiatiques et africains. Et ce n'est pas tout. Certains milieux académiques suisses peuvent aussi leur être d'un soutien précieux.
Des études à rebours du consensus scientifique
En 2014, l'université de Zurich publiait une étude selon laquelle aucune preuve n'existait que le paquet neutre diminue la consommation. Et ce, en dépit d'un large consensus scientifique et des observations de l'OMS partout où cette mesure a été introduite attestant, au contraire, de l'efficacité du paquet neutre. Cette étude avait été entièrement financée par le numéro 1 mondial du tabac, Philip Morris International, à hauteur de plus de 100'000 francs.
De plus, dans un document confidentiel jamais publié auparavant et révélé par Temps Présent, le cigarettier s'arroge une grande latitude sur le contrôle de la recherche. Selon ce document, une annexe au contrat, la "Proposition de Projet" entre les chercheurs de l'Université de Zurich et Philip Morris International, à chaque étape de la recherche, les scientifiques doivent prendre en compte le point de vue de PMI et les menaces contre les intérêts de l'entreprise, afin d'orienter la suite de leur travail.
PMI n'a pas influencé notre recherche (…) Nous n'avons en aucun cas été limités dans notre indépendance pendant nos recherches
L'un des co-auteurs de cette étude, le professeur Michael Wolf, nie toute ingérence du cigarettier dans son travail: "PMI n'a pas influencé notre recherche (…) Nous n'avons en aucun cas été limités dans notre indépendance pendant nos recherches". Les chercheurs auraient aussi très bien pu publier leur étude si leurs conclusions avaient été différentes, selon lui. Mais la dernière clause du document laisse pour le moins planer le doute: "La question de savoir si le document sera finalement publié et sous quelle forme sera décidé par Philip Morris International".
Cette utilisation de la recherche scientifique par les cigarettiers pour servir leurs intérêts a une longue histoire. Dès les années 50, ils financent des études pour discréditer la certitude du lien entre tabagisme et cancer. "Le doute est notre produit", déclarait un cigarettier dans un document de 1969, "puisque c'est le meilleur moyen de concurrencer l'"ensemble des faits" dans l'esprit du public. C'est aussi le moyen d'établir une controverse".
Laurent Burkhalter et Philippe Mach
Deux études de l’EPFZ financées et réalisées avec Philip Morris
Dans un rapport encore inédit que le pôle enquête de la RTS s'est procuré, l'Association suisse pour la prévention du tabagisme fustige la collaboration entre Philip Morris et l'Ecole polytechnique fédérale de Zurich. L’entreprise a financé à hauteur d’un million de francs deux projets de recherche de l'EPFZ, réalisés entre 2017 et 2021. Face aux critiques, la direction de l'EPFZ et Philip Morris défendent leur partenariat.
Alors que des universités dans le monde, et en Suisse aussi, tournent le dos à l'industrie du tabac, l'Ecole polytechnique fédérale de Zurich (EPFZ) a fait le choix inverse. C'est l'Association suisse pour la prévention du tabagisme (AT Suisse) qui, en parcourant un site internet de Philip Morris, a découvert deux projets de recherche réalisés main dans la main avec l'EPFZ. Ces recherches proposent de nouvelles méthodes d'analyse dans les domaines de la toxicologie et de la chimie, et ne portent pas directement sur la nocivité de tel ou tel produit du tabac.
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